Thomas B. Roberts (dir.), 2001, Psychoactive Sacramentals. Essays on Entheogens and Religion, San Francisco, Council on Spiritual Practices, 272 p.

 

 

     Ce livre est atterri un beau matin sur mon bureau en suscitant la curiosité. Dès l’ouverture, le regard accroche un court poème écrit à la main, paraphrasant William Blake sur les « chemins prohibés menant à Dieu ». Quelques pages plus loin, dans la préface, le lecteur est averti que « [t]his is not a book for the timid, but it will reward the courageous » (p. xi). « Courageux » lecteur au sortir de cet éclectique collectif, toutefois, ce n’est en lassitude que j’ai été récompensé.

     Les substances psychotropes (le LSD en particulier ici, ainsi que la mescaline, la psilocybine, le peyotl, le MDMA, etc.) ont-elles un rôle à jouer dans l’économie du religieux aujourd’hui ? La réponse monocorde que les auteurs apportent à cette question est en descendance directe avec les préoccupations « psychédéliques » de personnalités telles que Aldous Huxley et Timothy Leary, dans les années soixante. Il est par ailleurs intéressant de noter que ce débat sur la « signification » religieuse ou « spirituelle » des psychotropes n’ait eu, à ma connaissance, que très peu d’incidence en dehors du vase Anglo-Saxon. Il est néanmoins pertinent de dresser ici un état de la question auquel on pourrait adhérer.

     On retrouve l’essentiel du peu de matériel à retenir dans un article qu’a commis Huston Smith (initié au LSD par Leary au MIT avant son expulsion), il y a près de quarante ans, et qui sert de gouvernail pour l’ensemble. Selon l’auteur, un exercice comparatif montre que les substances altérantes sont bel et bien présentes parmi l’outillage religieux d’autres cultures. Une lecture historique permet d’ailleurs de constater que les psychotropes ¾ tout comme la sexualité, peut-on rajouter ¾ ont eu une incidence religieuse jusqu’à récemment (noter la position défensive de l’argumentation). Du point de vue strictement phénoménologique, il y aurait des raisons de croire que les expériences mystiques et celles catalysées par un usage sacramentel de psychotropes ne peuvent être différenciées. Leur véracité (critère philosophique), quant à elle, demeure impossible à démontrer.

     Par ailleurs, la consommation de certains psychotropes n’entraîne pas nécessairement une expérience religieuse (ou « spirituelle ») au sens où l’entendent les auteurs. D. Steindl-Rast (p. xi-xiv) associe l’expérience psychotrope à une « expérience religieuse primaire », sorte de potentialité brute qui peut par la suite ouvrir sur une dimension religieuse secondaire, plus stable et articulée, composée notamment des aspects rituel, liturgique et éthique. L’expérience religieuse primaire catalysée par un psychotrope, note-t-on toutefois, serait moins susceptible d’impact à long terme sur le comportement et les valeurs. Toute la difficulté réside en fait dans l’interprétation et l’intégration de cette expérience, sans quoi on risque d’en réprimer le contenu psychoaffectif ou encore de développer une dépendance à son égard, traduite par un désir de réitération. Cette articulation du primaire au secondaire rappelle celle de l’instituant à l’institué, chez Roger Bastide (dans Le sacré sauvage). Sans pouvoir entrer dans une justification détaillée de cette suggestion ici, il me semble néanmoins que ces dernières catégories recèlent d’une bien plus grande potentialité heuristique que l’échelle par trop morale reprise dans ce livre. Par exemple, la conceptualisation qu’en fait Bastide garde bien de faire équivaloir les contenus des expériences instituantes, pratique pourtant répandue chez nos auteurs…

     Si le constat dressé jusqu’à maintenant semble pourvu d’une certaine justesse, il ne permet pas de faire de grands pas au niveau anthropologique et religiologique : en somme, la question est abordée par ses symptômes et non par ses structures socio-anthropologiques sous-jacentes. Du point de vue d’une définition de la religion ¾ héritée de H. Hubert et de M. Mauss, notamment ¾ comme « gestion du sacré », ne voit-on pas immédiatement une fonction religieuses à l’œuvre dans tout passage (à l’altérité), toute transition, toute rupture et toute transgression ? L’altération de conscience catalysée par une substance psychotrope ¾ et la confirmation ou l’ébranlement de la vision du monde et des valeurs qui lui est corollaire ¾ ne recèle-t-elle pas une potentialité religieuse par le fait même de son impact sur l’appréhension du monde ? Il me semble que cette voie s’avèrerait à la fois plus simple et plus féconde que la voie prise par nos auteurs.

     En fait, tout le problème de ce collectif repose sur le fait qu’il présente un amalgame de points de vue théologiques ¾ ou « enthéologiques » (p. 147) ¾ qui effacent toute distance critique (pourtant le gage même de la fécondité dans nos sciences) par rapport au sujet abordé et rend aveugle (et cela saute aux yeux à la lecture) des nombreux a priori qui sous-tendent les discours. Qu’on me comprenne bien : contrairement à ce que croient les auteurs, il n’y a pas de quoi s’offenser du fait que l’on puisse inclure les substances psychotropes parmi l’éventail de l’outillage rituel du religieux. Là n’est pas le problème. Suivant la perspective anthropologique mentionnée ci-haut, on peut au contraire s’attendre à y retrouver ces substances comme particulièrement apte à déconstruire, transformer et (ré)orienter les individus. Incidemment, on ne peut non plus nier qu’il puisse exister des utilisations thérapeutiques efficaces (en psychothérapie, dans un processus de connaissance de soi, dans la préparation au mourir et autres apprivoisements de passages, etc.) pour ce genre de substances. Seulement, les perspectives déployées ici demeurent enfermées dans des épistémologies brouillant croire et savoir, limitant considérablement la portée des interventions.

     C’est ainsi que les auteurs réfèrent à certaines substances comme le LSD, par exemple, par le terme « enthéogène » (entheogen) ; soit, étymologiquement, une substance facilitant le contact avec le « dieu intérieur ». Si la sous-définition s’avère plus neutre (« substance prise afin d’occasionner une expérience religieuse primaire »), on ne doit pas être dupe : Dieu (ici une figure polymorphe, fortement syncrétiste, à la fois intérieur et transcendant) est un a priori qui traverse de part en part les textes des auteurs qui, en accumulant les récits expérientiels et les professions de foi, ressemblent à une chapelle d’ardents convertis cherchant à légitimer leurs expériences psychotropes dans un vocabulaire religio-scientifique. Même Huston Smith en vient à argumenter, en appui d’une décriminalisation des « enthéogènes » à des fins religieuses, que (en paraphrasant de l’anglais) « Dieu peut bien choisir le chemin qu’Il veut pour Se faire connaître au sujet » (p. 11-17, argument repris ailleurs).

     Parmi les auteurs de ces textes, on retrouve nombre de psychologues, psychothérapeutes et psychiatres, ainsi que d’autres médecins-chercheurs, neuroscientifiques, biologistes, chimistes, ingénieurs, religieux et écrivains, certains issus d’écoles aussi prestigieuses que Stanford et Berkeley. Il est intéressant de noter à quel point la science technicienne (ici bien représentée), après avoir tentée de repousser l’Autre jusqu’à le nier, motive aujourd’hui chez certains un désir renouvelé pour celui-ci et ce, sans questionner leur épistémologie de la même façon qu’ils s’en prennent au matérialisme scientifique. C’est ce qui mène des psychiatres, comme le pourtant renommé Stanislav Grof (qui a par ailleurs travaillé avec Mme Kubler-Ross), à présenter une argumentation simpliste en matière de typologie des expériences religieuses, de différentiation entre religion (croyance docile, voire stupide) et spiritualité (du domaine personnel où le croire est un savoir), et d’interprétations invérifiables sur la nature des visions d’Ezéchiel, notamment. Les « scientifiques », doit-on conclure avec une certaine exaspération, devraient toujours s’en tenir à leur domaine de compétence, surtout lorsqu’il est question du religieux.

 

 

 

 

     Enfin, lorsqu’il est question de mystique, on se doit d’évoquer la question du langage. On reconnaît que le langage pose problème dans l’étude des expériences de ce genre, notamment par l’influence du langage sur l’interprétation de celles-ci a posteriori. Mais qu’en est-il du langage comme constructeur de l’expérience elle-même ? Ici, les auteurs soutiennent la possibilité d’une expérience directe du divin, non médiatisée par le langage ; et ce, en niant tous les courants philosophiques du siècle dernier, de Heidegger à Wittgenstein. Si, pour Heidegger, le langage est « la maison de l’être », ce qui rend l’existence possible, la position de Wittgenstein sur le langage ¾ inaltérée de sa « première » à sa « deuxième » philosophie ¾ est qu’on ne peut en sortir : « tout au plus peut-on longer l’impossibilité d’y échapper en prenant conscience des outils langagiers mis en œuvre dans la description des “ états de chose ” » (J. Pierre, 1994, Religiologiques, no 9, p. 17). C’est le refus de ce constat au profit d’une crispation autour d’une métaphysique essentialiste qui permet cette thèse que l’on surprend à lire encore en 2002 : derrière tous les édifices religieux, l’expérience ultime, mystique, est la même trans-culturellement. Ce tour de force permet ainsi de faire du nirvana bouddhique (et encore, de quel bouddhisme ?), du saccidananda hindou, de la vision béatifique chrétienne et de l’expérience du LSD en contexte religieux une seule et même expérience immédiate de l’Absolu. Or, étrangement, c’est exactement cette même stratégie métaphysique de l’expérience hors du langage qui permet à d’autres, au contraire, d’ériger une hiérarchie des expériences mystiques (avec au faîte, bien entendu, leur expérience préférée, comme le fait R. K. C. Forman autour d’un non-dualisme advaïta, par exemple, dans The Problem of Pure Consciousness (1990) ¾ et, à sa suite, R. Marcaurelle au Québec). Le lecteur l’aura deviné : on nage alors dans l’arbitraire le plus total. Thomas B. Roberts, le responsable de ce collectif, est pourtant conscient de ce débat entre idéalistes et constructivistes. À la position de Don Cupitt (auteur de Mysticism After Modernity, 1998, Blackwell), qui stipule que le langage englobe tout l’être (language goes all the way down), et que Roberts cite, ce dernier oppose « l’argument » suivant (pris à Grof !), celui, auto-légitimant, du converti cherchant à convertir : « si les postmodernes radicaux [sic !] (comme Cupitt) venaient à prendre plusieurs doses d’enthéogènes, soutiendraient-ils encore la tout-englobance du langage ? » (paraphrasant toujours, p. 238) N’en déplaise à M. Roberts, si je ne suis pas au fait de la thèse de Cupitt ¾ et n’ayant rien à cacher ! ¾, je peux néanmoins affirmer que, malgré plusieurs expériences « d’enthéogènes » dans des contextes tout à fait enchanteurs, je préfère maintenir pour ma part ma position sur le statut ontologique du langage…

     Ainsi, les questions les plus intéressantes quant à la religiosité de l’usage de psychotropes (comme ce que l’on retrouve dans les cultures jeunesse, par exemple, bien loin de cette chapelle) demeurent bien malheureusement en-dehors de ce livre, qui demeurera une curiosité. S’il prétend pouvoir renouveler l’étude de la religion dans nos départements (p. 241-243), j’espère pour ma part que l’on se gardera bien de cette tentation venue, comme tant d’autres, du sud…

 

François Gauthier

Université du Québec à Montréal