Jean-Yves DARTIGUENAVE, 2001, Rites et ritualité. Essai sur l’altération sémantique de la ritualité, coll. « Logiques sociales », Paris, L’Harmattan, 255 p.


L’ouvrage Rites et ritualité de J.-Y. Dartiguenave est une réflexion théorique pour essayer de dégager les processus du ritualisme à partir d’un point de vue phénoménologique. Cherchant à intégrer les apports des travaux existants et à dépasser le domaine « strictement sociologique » pour atteindre un plus large « horizon anthropologique », Rites et ritualité doit être accueilli comme un essai de fondation épistémologique de la ritualité, basé sur la théorie de la médiation de J. Gagnepain.
La théorie de la médiation, issue des travaux de J. Gagnepain (mais aussi J. L. Brackelaire et Ph. Bruneau) permet de rendre compte « des diverses modalités de la rationalité par laquelle l’Homme médiatise son rapport au monde » (p. 17). Dans cette optique, l’homme est envisagé comme un être rationnel dans le sens où il analyse implicitement « sa représentation, son activité, son être et son vouloir » et cette analyse s’opère selon une dialectique définie par deux pôles : 1) l’instance : l’homme acculture le naturel, il s’en « extrait » en l’analysant. Cela suppose qu’il puisse s’absenter de « l’existence naturelle » pour se l’approprier intérieurement. C’est le « processus d’acculturation de la nature ». Par acculturation, il faut entendre le « processus par lequel l’Homme pourvoit le donné naturel d’une signification » (p. 15) ; 2) la performance : la phase de la dialectique qui nous ramène au naturel, qui réinvestit l’individu dans la situation, « dans la présence de l’existence ». C’est le « processus de naturalisation de la culture ».
Cette dialectique constitue la base théorique de la réflexion de l’auteur et structure les analyses de l’ouvrage. Là-dessus, M. Dartiguenave propose sa thèse : « la ritualité relève d’un processus d’acculturation qui s’emploie à évider le comportement rituel naturel pour introduire de l’altérité » (p. 25). Dans cette perspective, la ritualité n’est pas visible dans le jeu concret des relations sociales, puisque, relevant de la rationalité, elle se situe au niveau du pôle instantiel, mais se manifeste concrètement, et seulement, par son « réinvestissement performantiel dans les situations sociales » ; elle devient alors un rite. Elle ne se rattache donc pas à des déterminismes sociaux et historiques.
Dans la ritualité, l’homme éprouve le besoin « irrépressible » de se distinguer et de se lier aux autres « autrement que par les seuls attributs naturels qui le définissent » (p. 38). Il acculture son comportement rituel naturel, soit la « faculté d’élaborer […] une frontière au sein de notre environnement et entre congénères », et ceci grâce à l’« analyse structurale » de son rapport avec l’autre (c’est-à-dire la capacité à mettre en évidence ce que l’on n’est pas par rapport à l’autre). Cette capacité d’acculturation est ce qui distingue l’homme de l’animal. Puis, deuxième pôle de la dialectique, il faut réinvestir la situation pour créer un contenu, c’est le rite proprement dit. Mais, à ce stade, il faut distinguer entre rite et rituel : le rite se situe dans « l’après-coup » de la ritualité (culturalisation de la nature) et dans « l’amorce » de la naturalisation de la culture qui est prolongée par le rituel. Si le rite définit le code et les « prescriptions », le rituel se dégage des « positions structurales » établies dans le rite. En instaurant un cadre, le rite différencie les participants et segmente « le donné individuel et social », alors que le rituel transfigure ce que le rite avait mis en place préalablement, « en traitant le rapport d’altérité au-delà des limites socialement définies par ce dernier ». Pourtant, le rituel ne sépare pas le vécu hic et nunc des participants d’un rite, il lui permet de jouer avec les règles, de transgresser les codes dans une certaine limite.
Dans le deuxième chapitre, l’auteur s’attarde sur le concept de ritualisme, défini comme l’« altération sémantique de la ritualité » (p. 100), ou le dérèglement de la dialectique de la ritualité (p. 124). La reprise sémantique du rite est mise en danger lorsque l’imaginaire du rite se « rétrécit ». Cette diminution de l’imaginaire est la conséquence d’un double processus de dégradation de la fonction symbolique : 1) le défaut de distanciation, 2) le défaut de polysémie des symboles (p. 115). L’auteur montre que le rôle de la reprise sémantique dans la dialectique de la ritualité est de permettre, notamment, une « transfiguration de la sociabilité dans un être ensemble » (p. 122), c’est-à-dire dans une communitas, comme l’avait décrite W. Turner.
Dans le troisième chapitre, l’auteur tente de rapprocher deux théories, celle de la Médiation (dérivée des travaux de J. Gagnepain et aussi, en partie, de P. Bruneau) et celle des Structures anthropologiques de l’imaginaire de G. Durand. Puisque la réduction de l’imaginaire alimente le ritualisme, alors ce dernier est le résultat d’une focalisation sur le « régime diurne de l’image » (p. 147), par opposition au « régime nocturne de l’image ». Le « mythe de l’entreprise » illustre cette focalisation sur le régime diurne. Selon M. Dartiguenave, « l’entreprise » n’a pas « réalisé la concorde sociale », elle n’a pas promu le personnel non qualifié, et a procédé à des licenciements, même « parfois » avec cynisme. Face à cette « imposture », il ne peut y avoir de « reprise sémantique de la croyance et des rites constitutifs du “ mythe de l’entreprise ” débouchant sur un “ vivre ” et “ sentir ” communautaire apaisé et porteur de nouvelles valeurs » (p. 152). Mais ce n’est pas la seule cause. La cause « profonde » est la tendance du symbolisme à se fixer sur le régime diurne de l’image, aux dépends du régime nocturne. En effet, l’entreprise — comme la société — est le lieu d’une lutte pour la vie, d’un combat où les plus forts survireront, où règne le sentiment d’une insécurité généralisée, où le langage s’apparente au langage militaire ; l’entreprise est obsédée par le positionnement dans le marché, par la nécessité de soigner son image et son identité. Dès lors, les traits du Rite sont « exagérés » et le Rituel ne peut plus être envisagé.
Dans le chapitre quatre, intitulé « La personne et le ritualisme », l’auteur s’attache à décrire les liens qui unissent ces deux concepts. La « personne » ne se réduit pas à la psyché, mais « constitue un universel singulier, une réalité structurale, une modalité de la dialectique sur la plan social […] » (p. 174). Selon cette dialectique, la personne est « bi-faciale », instituante et instituée.
L’instituant représente le principe de classement social, soit « poser l’autre » et « nous situer vis-à-vis de nos semblables ». L’institué représente la faculté de « contribuer socialement », fondée sur « l’acculturation de la génitalité », c’est-à-dire une société où les membres « contribuent à leur communauté, s’obligent mutuellement en s’inscrivant dans un échange généralisé de services » (p. 178). Ainsi, par rapport à la théorie de la médiation, la personne peut connaître deux types de « troubles » selon son usage de la rationalité sociologique (ou du processus d’acculturation de la nature) : soit la personne l’utilise avec excès et n’arrive plus à s’extraire de l’analyse, et donc à accéder à la naturalisation de la culture ; soit elle l’utilise avec déficit, et alors il y a un manque dans le processus d’acculturation de la nature, donc une difficulté à s’absenter de l’existence naturelle, la personne se fondant totalement dans les situations données à vivre.
Dans le dernier chapitre, l’auteur aborde le domaine de la « norme » et des liens qu’elle entretient avec la ritualité. Partant d’une critique du concept de « norme » en sociologie — cette dernière aurait tendance à confondre le « code avec la règle », ou « la loi avec la norme » —, il définit la norme comme étant, au pôle instantiel, la « capacité éthique d’abstraction à l’égard de notre rapport naturel au désir », au pôle performantiel, « l’habilitation morale à nous satisfaire malgré les interdits que nous nous imposons » (p. 231). Ce qui revient à dire qu’il n’est de bonne morale que la morale hédoniste. Plus singulièrement, cette capacité éthique représente la façon dont l’homme négocie ses désirs constamment récusés par sa finitude mortelle. Dès lors, distinguer un rite de conjuration des autres rites devient obsolète, car tout rite est une « réponse humaine à l’angoisse suscitée par la perte », donc une sorte de conjuration de l’angoisse.
L’essai de M. Dartiguenave — sorte de prolégomènes à une ritualité transcendantale, dans le sens où elle n’est plus fondée sur les déterminants du monde socio-historique, mais seulement sur une rationalité dialectisante — présente une théorie intéressante pour expliquer les dynamiques sociales. Son pouvoir explicatif semble a priori universellement applicable dans le monde socio-historique, en raison de l’abstraction de la théorie de la médiation et de la perspective phénoménologique de l’auteur. De plus, l’analyse se focalise essentiellement sur l’homme-rationnel, ce qui n’est pas sans rappeler l’individualisme méthodologique de R. Boudon. Dans le cadre de ce compte-rendu, nous ferons deux remarques.
En premier lieu nous parlerons de la démarche de l’auteur : décrire les processus de la ritualité à partir d’une théorie épistémologique de la rationalité comporte le risque de perdre de vue les configurations sociales et historiques. Si l’homme est considéré du point de vue de sa « rationalité », qu’en est-il alors des logiques affectives ? des logiques corporelles ? Certes, la sociologie est d’accord pour dire que « la personne n’est jamais, en effet, réductible à son expression sociale et historique » (p. 24), mais peut-on rendre compte de la diversité des activités humaines avec un seul logos universel ? À la rigueur, la théorie de la Médiation, appliquée aux rituels, permettrait de penser globalement la dynamique sociale sans se soucier du vécu des individus — du moins c’est ce qui ressort à la lecture de l’essai. C’est donc prendre un risque considérable d’un point de vue scientifique.
Ainsi, que retenir de l’analyse du « mythe de l’entreprise » ? Certes, nous comprenons que l’auteur résume en quelques traits la situation moderne de l’entreprise (terme qu’il met au singulier), car son but n’est pas de dresser un tableau objectif et exhaustif des entreprises, mais d’illustrer un processus de dé-ritualisation. L’auteur montre bien que le vocabulaire de la science économique, du marketing, des procédures administratives, des stratégies commerciales, etc., est isomorphe du régime diurne de l’imaginaire (G. Durand), mais peut-on conclure que l’entreprise (considérée dans toutes ses dimensions) se réduit du régime diurne ? Nous ne le pensons pas. Qu’en est-il des lieux où se recomposent, de façon informelle, le lien social entre les employés (cafétéria, distributeur de café, banquet annuel de l’entreprise, échanges entre employés de blagues et d’images diverses par e-mail, etc.) ? Toute cette vie informelle de l’entreprise — sans compter les solidarités entre employés, qui peuvent naître lorsque, par exemple, il y a conflit entre la direction et le personnel — montre clairement que l’entreprise n’est pas imprégnée seulement du régime diurne, certes dominant, mais aussi d’un régime nocturne qui co-existe en arrière-fond. Si l’analyse de M. Dartiguenave se basait plutôt sur une topique sociale — hypothèse que défend G. Durand (« Le social et le mythique » Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXXI, 1981) — elle gagnerait en pertinence : il n’y aurait pas « fixation sur le seul régime diurne » (p. 154) au sein de l’entreprise, mais plutôt une profondeur du mythe de l’entreprise, sur le modèle d’une topique sociale (Bastide, Durand) entre un régime diurne s’imposant dans les espaces formels des mondes de l’entreprise et un régime nocturne relativement confiné, parfois refoulé, dans des espaces informels et cachés. Par conséquent, il est légitime de se demander s’il n’y aurait pas, au contraire, création de nouveaux « rituels nocturnes » dans l’entreprise ? Cela dit, il faudrait aussi définir la notion d’« entreprise », ce que l’auteur ne fait pas. Les mondes de l’entreprise sont en effet multiples et les rapports entre employés changent énormément selon que l’on travaille pour une multinationale ou pour une entreprise de quartier. On découvrirait, par exemple, que des petites entreprises privilégient aujourd’hui, à l’instar du modèle compétitif (donc du régime diurne), le modèle nocturne de la communitas. Le tableau est donc bien plus complexe. Tout ceci montre que la théorie de l’auteur doit se complexifier pour éviter la simplification.
Le deuxième point concerne l’histoire des théories sur le rituel. En sciences sociales, la distinction entre rite et rituel est toujours restée problématique, car l’ambiguïté entre les deux termes reste courante dans les travaux. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à comparer E. Goffman (Les rites d’interaction), C. Lévi-Strauss (L’homme nu), D. Picard (Les rituels de savoir-vivre) et bien d’autres. Pourtant, les tentatives de distinctions ne manquent pas : M. Mauss (Manuel d’ethnographie, 1967, p. 237), puis J. Cazeneuve (Sociologie du rite, 1971, p. 15), et bien d’autres, mais c’est finalement celle de C. Javeau (« Micro-rituels et gestion du temps », Cahiers internationaux de sociologie, no 92, 1992, p. 60) qui marqua la différence avec le plus d’évidence étant donné sa grande simplicité (rite = champ religieux / rituel = champ séculier). Avec la théorie de J.-Y. Dartiguenave, la distinction devient claire, car elle considère ces deux notions comme les phases d’un même processus. Elle permet du coup de reconsidérer les grands travaux sur la ritualité. Le rite, ce sont les positions structurales (Picard), les cadres de l’expérience (Goffman), les codes et les significations sociales (Maisonneuve), alors que le rituel, c’est jouer entre « croire » et « ne pas croire », se distancier des positions structurales, la liminarité de Van Gennep, la transfiguration du cadre de l’expérience et la communitas de W. V. Turner. Grâce au travail de M. Dartiguenave, les anciennes théories, autrefois disparates, semblent trouver maintenant un cadre réflexif pour se penser les unes les autres, dans une complémentarité bienvenue.

Stéphane Cullati
Universités Pierre Mendès (France et Lausanne)