René GIRARD, 2001, Celui par qui le scandale arrive, Paris, Desclée de Brouwer, 192 p.
René Girard, anthropologue français bien connu pour ses travaux dans les domaines de la critique littéraire et des sciences religieuses, élabore depuis plus dune quarantaine dannées sa théorie du désir mimétique. Ses travaux, souvent mal perçus dans certains milieux savants (les concepts de Girard, novateurs à souhait dun point de vue épistémologique, mettent en quelque sorte en question les présupposés de la pensée occidentale, ce qui crée des tensions avec les tenants des divers courants actuels), constituent somme toute des points de repère incontournables pour qui cherche à comprendre les fondements des phénomènes religieux. Dans son plus récent ouvrage, Celui par qui le scandale arrive, lauteur affirme vouloir répondre « à des objections quon me fait depuis longtemps, à des questions jamais encore traitées dans mes livres antérieurs, ou seulement effleurées » (p. 7). Il y présente des exemples plus modernes que ceux auxquels le lecteur fidèle de ses uvres est habitué (Girard sest penché auparavant sur les grands classiques de la littérature, notamment les tragédies grecques, la Bible, luvre de Shakespeare, etc.). Comme dans ses livres précédents, René Girard nhésite pas à choquer : bien quil énonce dès les premières lignes le souhait de ne pas voir sa personnalité associée au titre du livre, il avouera à la toute fin adorer la polémique, ce que les textes ici rassemblés confirment.
Celui par qui le scandale arrive est constitué de deux parties fort distinctes, mais qui se complètent bien. La première de ces parties, intitulée « Contre le relativisme », compte trois articles de Girard qui sen prennent, comme le titre lindique, au relativisme dont font preuve les pensées contemporaines, incapables quelles sont de voir quà la base de tout ordre symbolique prévaut la violence. Le premier article, « Violence et réciprocité », sattache à montrer à quel point la violence, par lentremise de la mimesis, règle les comportements humains. Traitant dabord de la question très actuelle du terrorisme, Girard précise quels ressorts sous-tendent les crises, quelles soient modernes ou pas : tout désir étant essentiellement mimétique, il entraîne la perte des différences entre les individus (chacun souhaite sapproprier ce que son vis-à-vis possède et, du coup, devenir celui-ci par le détour de la mimesis dappropriation), ce qui culmine dans des situations où la violence est reine et maîtresse. Cet état de fait, lorsque « globalisé », génère des conflits majeurs : « Lesprit de concurrence, qui lemporte depuis longtemps dans les rapports au sein des classes dominantes, sest répandu dans toute la société et, de nos jours, il triomphe plus ou moins ouvertement sur toute la terre. » (p. 23) LOccident, devenu le modèle que tous veulent imiter, met en place une rivalité mimétique dordre planétaire qui ne peut conduire quà dinterminables violences. Le problème réside dans le fait que le monde moderne sest coupé des rites instaurateurs de différences, qui seuls protègent de lindifférenciation si nocive. « Le modernisme conquérant tranche sur toutes les cultures de lhistoire en ceci quil est le premier à se situer résolument du côté de la réciprocité et de lidentité contre les différences. » (p. 35) Seule solution possible pour contrer cette montée dindifférenciation : dire non à la violence, comme le suggèrent les Évangiles (question sur laquelle Girard reviendra en long et en large un peu plus loin).
Le deuxième article, « Les bons sauvages et les autres », évoque le rapport mitigé quentretiennent les Occidentaux avec la figure du sauvage. Après avoir examiné les fluctuations de ce rapport à travers le temps, Girard sintéresse aux cultures traditionnelles chez qui il appert que la violence opère de façon symbolique. La thèse du bouc émissaire prend une grande place dans le système girardien et, en montrant que linvariant du religieux se trouve dans la violence commise à lencontre dun individu unique porteur des péchés de ce monde, René Girard poursuit son entreprise de systématisation des mythes et des rites, et il pose à nouveau luniversalité de la violence. Ce qui le conduit à se pencher, dans un troisième article, « Théorie mimétique et théologie », sur la question de la victime sacrificielle, telle que la Bible lexpose. En vérité, reprenant ici une idée quil a déjà explorée dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) et dans Je vois Satan tomber comme léclair (1999), Girard indique ce qui, selon lui, constitue la particularité des Évangiles : sy trouve révélé le mécanisme victimaire, mécanisme dont les ressorts avaient auparavant été cachés dans le mythe. Lanthropologue inverse la lecture traditionnelle autant du mythe que des textes bibliques. Une fois un bouc émissaire innocent repéré dans les Évangiles, il nest plus possible de faire fi du processus victimaire. Et, dans cette mécanique reconnue dans tous les systèmes religieux, Girard voit le paradigme qui rend caduc tous les relativismes que les théologiens modernes prêchent. Jésus, présenté comme une victime innocente, comme lultime bouc émissaire (celui avec et par qui la longue lignée séteint, le processus nayant désormais plus sa force de dissimulation), rend visible, par son sacrifice, le rituel à la base du religieux (ce qui culmine dans le triomphe de la Croix).
La seconde partie du livre, titrée « Lenvers du mythe », consiste en un entretien accordé par Girard à Maria Stella Barberi, entretien qui tourne une fois de plus autour de la théorie du désir mimétique et qui en explore les ramifications. Le point de départ de cette conversation est le récent ouvrage de Girard intitulé Je vois Satan tomber comme léclair ainsi que la polémique quil a créée. Le penseur revient sur lidée clé selon laquelle les Évangiles permettent de comprendre le processus que les mythes dissimulaient ; que, en fait, « [l]es Évangiles lisent le mythe » (p. 87), en donnent une interprétation se voulant révélatrice de la vérité quils contiennent à propos des comportements de lhomo sapiens. Le hic, pourtant, comme laffirme René Girard, est que, malgré cette révélation, lêtre humain a refusé la solution proposée par le Christ, doù la perpétuation du mécanisme. Les Chrétiens avaient en mains les outils pour comprendre le processus et en enrayer les effets, et cest dailleurs toujours lÉglise chrétienne qui, pour Girard, peut redonner unité au monde, elle qui est devenue à son tour le bouc émissaire par excellence dans notre univers moderne. Dans la suite de lentretien, Girard se positionne par rapport aux divers courants scientifiques actuels. La théorie mimétique apparaît comme un outil pouvant combler les lacunes du darwinisme et du processus dhominisation, elle qui, à limage dune sélection toute naturelle, rend compte de la disparition des mauvais hasards : « Le mécanisme du bouc émissaire peut se penser comme une source de bonnes mutations biologiques et culturelles. » (p. 135) Puis Girard réfléchit sur les critiques de Claude Lévi-Strauss à lencontre de la théorie mimétique. Il voit dans les jumeaux si souvent étudiés par lethnologue les doubles mimétiques instigateurs de violence et de réciprocité. Le but de cette intervention : rendre invalide la critique qui voit en Girard un disciple du Freud de Totem et tabou. Lacte universellement perpétré que rapportent les mythes et les récits postérieurs nest pas hypothétique puisque attesté partout et toujours. Enfin, René Girard revient sur la question du désir mimétique pour en montrer le caractère antirelativiste et souligner que, à lopposé du déconstructionnisme, il se veut objectif, compte tenu quil sen tient à analyser des faits déjà recensés. Le projet de Girard a toujours été, comme il le rappelle lui-même, de donner une « explication de lorigine du religieux, des mythes et des rites » (p. 193).
En somme, louvrage donnera à certains moments, compte tenu de sa facture particulière, limpression de manquer de plan densemble ; cest que, destiné à clarifier des points de détail de la pensée girardienne, il sadresse à un public déjà au fait des recherches de lauteur. Il se veut aussi une exploration des soubassements de lunivers religieux, et en cela il livre les cogitations dune pensée qui nen finit pas de sélaborer. La formule de lentretien, que Girard semble apprécier particulièrement (déjà, Des choses cachées depuis la fondation du monde et Quand ces choses commenceront [1994] ladoptaient), permet à cette pensée davancer progressivement, à coups dhypothèses qui, viables ou non, seront adoptées ou rejetées. Le lecteur est dailleurs convié à nadhérer à la pensée girardienne que sil y trouve son compte. Si le sieur Girard semble parfois se répéter, cest quil lui apparaît nécessaire denlever toute prise à la critique, ce qui nécessite quil approfondisse constamment sa pensée sur les divers sujets quil aborde. Redite ne signifie pas redondance quand elle aide à la compréhension. Enfin, il est à noter que Celui par qui le scandale arrive a été publié conjointement avec un ouvrage qui traite des théories de Girard et qui en est le complément, La Spirale mimétique. Dix-huit leçons sur René Girard, également chez Desclée de Brouwer, sous la direction de Maria Stella Barberi.
Jean-Pierre Thomas
Université de Sherbrooke