Wiktor Stoczkowski, 1999, Des hommes, des
dieux et des extraterrestres : ethnologie d’une croyance moderne, Paris,
Flammarion, 474 p.
À travers
les dédales de la bibliothèque de Cambridge, Wiktor Stoczkowski
découvre une étrange production de la littérature
parascientifique : la théorie des anciens astronautes. Des auteurs comme
Robert Charroux et Erich von Däniken ont construit une thèse selon
laquelle des extra-terrestres nous auraient visités dans le passé
et auraient laissé des traces dans les monuments archéologiques
et dans les mythes. Mettant de côté son dédain pour une
littérature non scientifique et non universitaire, Wiktor Stoczkowski a
voulu comprendre ce phénomène, qui a atteint ses sommets de
popularité dans les années soixante-dix et dont les ventes ont
dépassé les dizaines de millions d’exemplaires.
L’ethnologue désire, dans cet ouvrage, expliquer la naissance et
le succès de la théorie des anciens astronautes et ainsi, tout en
scrutant le miroir que nous tend ce phénomène —
désigné comme une manifestation de l’irrationalité
par ses critiques —, comprendre la différence pour mieux saisir la
façon dont le savoir est produit dans notre société.
Pour ce faire,
Wiktor Stoczkowski s’inspire de la théorie des quatre causes
d’Aristote : il cherche à établir la cause
matérielle de ce qu’il appelle le dänikenisme (ses sources),
la cause efficiente (la vision du monde impliquée), la cause formelle
(la forme de la théorie) et la cause finale (le but des auteurs). La
tâche principale à laquelle l’ouvrage consacre en fait la
majorité de ses pages consiste à découvrir les sources de
la théorie et à établir la filiation des idées dans
l’histoire des publications et de la vie des auteurs. Science-fiction et
gnosticisme ressemblent bien à la théorie, mais Wiktor
Stoczkowski réussit à établir que c’est la
théosophie, théorie occultiste née au dix-neuvième
siècle, qui non seulement est à l’origine du
dänikenisme, mais encore lui donne sa forme et constitue la vision du
monde sous-jacente. Ces idées occultistes ont été
véhiculées à travers toute une littérature
populaire (théosophique, fantastique et de science-fiction),
portée par une sous-culture importante et de laquelle les
spéculateurs sur la théorie des anciens astronautes ne sont que
les derniers avatars. L’ethnologue montre alors comment l’incident
fondateur des spéculations sur les ovnis à la période
contemporaine, l’affaire Kenneth Arnold, a été
récupéré rapidement par cette sous-culture pour nourrir
les spéculations occultistes et permettre l’élaboration de
la doctrine des Charroux et compagnie. Wiktor Stoczkowski ajoute qu’on
peut voir à l’œuvre, chez ces auteurs, un autre type de
rationalité, laquelle, en s’appuyant sur des principes de base
immuables, rassemble les preuves en fonction des axiomes de départ. Si
les preuves se révèlent par la suite souvent être
erronées, cela n’enlève rien à la thèse
sous-jacente selon les tenants de la théorie, l’intuition
étant la garantie dernière de la validité de ces
conceptions. Quand à la finalité de cette production
intellectuelle, Wiktor Stoczkowski rejette l’hypothèse de
l’appât du gain : la sincérité des auteurs peut
difficilement être remise en question. En ce qui concerne la
popularité du phénomène, l’ethnologue montre que les
techniques de marketing ont joué pour beaucoup.
De ce long
travail de filiation des idées, Wiktor Stoczkowski tire une conclusion
un peu hâtive mais intéressante tout de même : selon
lui, la logique à l’œuvre dans cette littérature
montre la présence dans notre culture de deux types de
rationalité, de deux niveaux différents : la
rationalité performante et la rationalité circonscrite. La
première est celle de la science spéculative, méthodique
et soumise à l’implacable critique du doute, tandis que la
seconde, sorte de logique de la preuve à partir de
présupposés de départ figés, sert dans le quotidien
à l’orientation de l’action lorsqu’il est impossible
d’appliquer l’autre niveau. Cette dernière, à l’œuvre
dans le dänikenisme, est une rationalité nécessaire, mais
capable du pire — par exemple, responsable du racisme.
Avec un peu
d’humour et de cynisme, Wiktor Stoczkowski ne réussit pas toujours
à bien mettre son mépris au garde-robe et cette critique
sous-jacente devient rapidement problématique, vers la fin de
l’ouvrage, lorsque l’ethnologue passe en revue des théories
universitaires qu’il fustige comme appartenant à cette
rationalité circonscrite. Par exemple, Mircea Eliade est décrit
comme un théosophe se servant de son autorité et de son
érudition pour présenter les faits de façon à prouver
des thèses de nature gnostique. Wiktor Stoczkowski semble, d’une
part, confondre les deux niveaux de discours présents chez le roumain,
à savoir le discours sotériologique et les concepts
opératoires, et, d’autre part, réduire toute tentative de
généralisation à un gnosticisme condamnable —
oubliant ainsi que faire de l’anthropologie, c’est également
parler de l’humain comme genre.
D’ailleurs,
Wiktor Stoczkowski livre de nombreux raisonnements plutôt
généraux sans se donner la peine de les fonder ou de les
référer. Ainsi le régime communiste de l’ancienne
Union Soviétique aurait-il favorisé les parasciences
(p. 276) ; ainsi n’existe-t-il que trois visions du monde en
Occident : une judéo-chrétienne, une scientifique, une
occultiste (p. 291) ; ainsi le marketing implique-t-il toujours une
montée de popularité, une saturation puis une descente
(p. 329). Ces affirmations ne sont pas accompagnées de leur
démonstration. De même, on ne sait trop comment l’ethnologue
a accompli la cueillette de ses informations et on se demande
fréquemment en vertu de quoi tel ou tel auteur est
présenté comme important. L’ethnologue commet ainsi le
même péché qu’il reproche à
d’autres : fonder son propos sur la base sa seule autorité.
D’un autre côté, lorsqu’il se donne la peine de
présenter ses méthodes, Wiktor Stoczkowski reste rigoureux :
il remet fréquemment en doute des axiomes tenus pour évidents et
montre une pluridisciplinarité féconde : littérature,
religion, culture, marketing, histoire sont tous des domaines de recherche
auxquels il s’adresse pour discuter de sa problématique.
Que reste-t-il en
fin de parcours, mis à part le mépris ? La véritable
force de l’ouvrage est d’avoir montré, avec habileté,
la genèse des idées propres à la théorie des anciens
astronautes, d’avoir précisé comment elles
s’inscrivent dans une continuité occultiste. Cependant,
l’auteur n’arrive pas à expliquer la
spécificité de la nouvelle production occultiste, qui dépend
d’un contexte particulier dans lequel l’univers humain est de plus
en plus technicisé. De même, l’ethnologue ne rend pas compte
de l’expérience des croyants, des lecteurs de von Däniken. En
refusant l’explication du succès de la théorie par le
besoin de sens, pour privilégier l’idée que le
phénomène a atteint une apogée de popularité, puis
s’est résorbé, Wiktor Stoczkowski passe à
côté de la signification du phénomène. En effet, si
le succès de cette théorie a été
éphémère, c’est, comme il le montre, un effet des
lois du marché ; il demeure que celles-ci demandent des objets toujours
nouveaux pour satisfaire les mêmes besoins. Le besoin de sens demeure, ce
sont les productions destinées à en donner qui varient. Cette
lacune peut s’expliquer par l’absence des disciplines des sciences
religieuses dans la recherche. Pour l’auteur, la religion est
présente dans les discours en autant que ceux-ci proposent une voie de
salut. Pourtant, lorsqu’il décrit la rationalité
circonscrite, on croirait bien voir là une logique symbolique tout
à fait religieuse. En effet, selon lui, seule la rationalité
circonscrite spécule sur les vérités ultimes. Elle est
à la base de la quête de limites dans les sports extrêmes.
Elle donne la capacité de se mouvoir dans le monde quotidien, d’en
faire sens, de tisser le monde social, de véhiculer notre art, nos interrogations
philosophiques, nos ferveurs religieuses. Elle donne lieu à des discours
racistes sur le thème de la pureté raciale et de la phobie du
mélange. Elle porte des récits de l’origine et du salut de
l’homme. Pour qui est familier avec les concepts des sciences
religieuses, il est difficile de ne pas concevoir une chose qui donne sens, qui
produit des mythes et des tabous, qui touche les vérités
absolues, comme religieuse. Wiktor Stoczkowski semble donc prisonnier de sa
propre valorisation de la rationalité performante, qui ne serait pas,
à son avis, à l’origine d’égarements dangereux
comme ceux qui sont propres à la rationalité circonscrite —
laquelle est décrite comme une voie partielle, capable du meilleur comme
du pire, nécessaire, mais dont le sens, tout comme celui de la
théorie des anciens astronautes, échappe à
l’ethnologue. On apprend, grâce à cet ouvrage,
d’où viennent les idées de la théorie des anciens
astronautes, comment elles ont été construites, mais non ce
qu’elles signifient.
Gabriel Lefebvre
Université du Québec à Montréal