Danièle Hervieu-Léger, 2001, La religion en miettes ou la question des sectes, coll. " Essai / Société ", Paris, Calmann-Lévy, 219 p. |
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" Peut-on traiter sereinement du " problème des sectes " dans la société française ? " Cest avec cette question pour le moins dactualité que Danièle Hervieu-Léger débute cet essai qui présente sa vision, celle dune sociologue, de la problématique entourant " la pluralisation de la scène religieuse, et par voie de conséquence, celle des défis auxquels cette pluralisation soumet le modèle français de la laïcité " (p. 11). Lauteure analyse cette problématique sous six angles dapproches différents. Notons également quen appendice se trouve la traduction dun article de lauteure publié en anglais en 1999 et qui portait sur la place du chercheur dans les procès visant des sectes (p. 211-216). |
La première partie de louvrage présente loriginalité de la France dans son appréhension et ses craintes du phénomène. La situation française face aux nouvelles religions est relativement bien présentée même si, évidemment, les limites quimpose le style littéraire de lessai permettent simplement de présenter les grandes lignes du contexte socio-politique français et de son originalité face à dautres modèles comme celui des États-Unis, et qui entraîne une vision particulière du " risque sectaire ". Hervieu-Léger place en fait la crise de la laïcité et laffaissement de la culture catholique en rapport direct avec le développement des sectes et le retour des idéologies athéistes post-révolutionnaires. Mais lauteure présente également comment cette crainte viscérale envers les sectes est " sélective " en France : les groupes issus de traditions " reconnues " ne sont nullement inquiétés du fait de la définition tacite du modèle du pluralisme religieux confessionnel français (p. 22). Ainsi, en France, la normalité religieuse est aujourdhui encore définie par la reconnaissance plus ou moins explicite des mouvements par lune des grandes confessions religieuses (p. 37). Le principal mérite de ce chapitre et de louvrage tient dans la volonté de ne pas se contenter de dire que les risques sont minimes : il y a des risques, et leur petit nombre ne les protège pas du débat. Par " risque sectaire ", Hervieu-Léger entend celui de " voir se développer, au sein de petits groupes autorégulés et autocentrés, des logiques de formalisation intégraliste des croyances, pratiques, normes et valeurs partagées par les membres du groupe " (p. 18). En fait, ce que craint lauteure, cest lexclusivisme. Pour parler en termes plus éliadiens, le risque sectaire pourrait se définir par la réduction de la séparation entre le sacré et le profane : en quittant le profane et en cherchant à sapprocher toujours davantage du sacré, le disciple sapproche finalement toujours plus de la mort. |
Le deuxième chapitre porte sur les problèmes de définition de lobjet " secte ". Après une brève présentation de lincapacité de la justice à offrir une définition convenable et un historique des politiques gouvernementales de lutte contre les " menaces " sectaires, Hervieu-Léger résume de façon fructueuse la vision symbolique française du phénomène sectaire : celui-ci serait en fait identifié à une maladie qui attaquerait le corps social. Le rôle de lÉtat serait de détruire cette maladie et de venir en aide aux victimes. Hervieu-Léger note au passage le rôle des associations antisectes dans lélaboration de cette vision, en particulier avec le " délit de manipulation mentale " (p. 62). Lauteure conclut ce chapitre en montrant combien il serait erroné de ne pas inclure la dimension religieuse dans le débat et de se contenter de parler de " dérive " et de " contrôle psychologique ". Il est inutile de tenter de dissimuler ce religieux pour éviter les débats. Nous pourrions ajouter ici que cest même très certainement en prenant en compte le caractère religieux de ces groupes que lon peut parvenir à les comprendre et à intervenir de manière efficace auprès de leurs membres et des proches de ceux-ci. |
Le troisième chapitre présente un portrait de la " religion " (inscription dans une lignée croyante) et de la " spiritualité " (quête de sens, bricolage, etc., de manière individuelle) dans notre contexte moderne, portrait que lauteure présente sous la forme dun marché de biens symboliques (p. 75). Malgré les critiques que lon peut porter sur la notion de " spiritualité " (différenciée de celle de " religion ") qui ne résiste pas réellement à lanalyse, le reste du chapitre présente un état des lieux intéressant des " enquêtes quantitatives et qualitatives conduites en Europe et en Amérique du Nord depuis une trentaine dannées sur les croyances contemporaines " (p. 75). Les conclusions de ces enquêtes montrent limportance " des croyances orientées vers ce monde-ci " (p. 76), qui passent par un accent mis sur le Moi et ses capacités insoupçonnées ainsi que sur le salut dans cette vie grâce à des méthodes empiriques plutôt que par la connaissance de la vérité absolue. La " nouvelle économie du religieux contemporain " serait donc caractérisée par la " recherche de l" être soi " dans ce monde-ci, la spiritualité de la performance, lalliance de la quête spirituelle avec la science moderne " (p. 111). Ces caractéristiques se trouveraient aussi bien chez les born again (qui font souvent appel au surnaturel) que dans les mouvements de " rationalisation spirituelle " (p. 95). |
Le quatrième chapitre développe ces questions en présentant le " marché des significations ", en grande partie organisé autour de la thématique de la guérison mais également de la réincarnation... Ce marché est économique, largent y circule et cest " létablissement même dun lien entre spiritualité et argent qui est mis en cause ", bien souvent, par lopinion publique et lÉtat (p. 120). Or, lauteure souligne quil existe bel et bien une demande de services spirituels payants de la part dindividus qui se bricolent des croyances (p. 122) et que les groupes répondent à cette demande. Sil existe des actes frauduleux quil convient de condamner, lensemble du marché nest pas abusif : " Si les offreurs de biens symboliques se comportent aujourdhui de plus en plus comme des marchands comme les autres, cest parce que les demandeurs se comportent également de plus en plus couramment comme des acheteurs comme les autres. " (p. 121) Hervieu-Léger aborde également un point intéressant dans ce chapitre lorsquelle constate que certaines lois du marché, comme la standardisation des produits, sappliquent très bien à celui des croyances. En effet, divers facteurs entraîneraient une homogénéisation des offres de croyances qui saccompagnerait dune " différenciation marginale " au moment de la consommation de ces produits : cest le " double mouvement de la standardisation et de la personnalisation (qui vaut dans tous les registres de la consommation) " (p. 134). Les sectes prennent ainsi leur place dans la phase de personnalisation qui fait préférer à certaines personnes une identité communautaire et forte plutôt quindividuelle et floue. |
Le cinquième chapitre sintéresse justement à ces nouvelles formes de communalisation religieuse. Hervieu-Léger présente la typologie wébéro-troeltschienne et ses utilisations abusives actuelles ainsi que la notion de " société secrète " de Simmel, qui lui semble relativement bien recouper lusage populaire du mot secte. Face aux limites posées par ces typologies, lauteure suggère de classer les groupements de croyants de manière à prendre en compte toutes les caractéristiques décrites dans les chapitres précédents, permettant ainsi de " réfléchir sur les risques de " dérive " " (p. 173) de ces mouvements. Il existerait ainsi trois types (poreux) de groupements de croyants associant la volonté dengagement de lindividu et la forme de communalisation qui en découle : |
1) La demande de services spirituels est " ponctuelle et ciblée [et] appelle une réponse concrète et autant que possible immédiate " (p. 148) : guérison, rites de passage, stages, etc. La communalisation temporaire (mais intense) qui en découle est nommée par lauteure " groupements de consommateurs " (p. 154). Il sagit donc, semble-t-il, du type client-libération de la typologie de James A. Beckford. |
2) Le service spirituel obtenu est beaucoup plus long dans le temps ; il sagit dun " entrainement " de plus longue haleine que le premier type et qui prend plus de place dans la vie de lindividu : initiation mystique, étude de textes, etc. Une forme plus permanente et regroupée de communalisation (pour encadrer et diriger) est alors nécessaire ; il sagit des " groupements de pratiquants " (p. 160) qui peuvent aller jusquà la vie en communauté close. Ce type rassemblerait ceux dadepte-libération et dadepte-refuge de Beckford : lauteure nest pas très claire ici sur la demande spirituelle : est-ce un mieux-être dans le monde ou une virtuosité spirituelle recherchée pour elle-même ? |
3) Lorsque lindividu est complètement transformé et que sa vie est désormais intégralement rythmée par la spiritualité quil a découverte. Il arrive que cette spiritualité soit " utopique et militante " (p. 166) : le but est de changer le monde entier. Il semble donc ici sagir du type dévot-revitalisation proposé par Beckford. Toutefois, lauteure classe dans le même type les virtuoses qui ne possédent pas de projet social et qui, simplement, désirent se retirer loin du monde pour eux-mêmes. Beckford les différencie et les qualifieraient de dévot-refuge. |
Hervieu-Léger définit ensuite une nouvelle fois la dérive sectaire comme " un dysfonctionnement ou une perturbation grave qui affecte et dénature la relation qui unit lindividu au groupe auquel il adhère et met en danger, dans les cas les plus graves, son autonomie personnelle et même son intégrité physique et psychique " (p. 174). La définition est belle mais inutile. Lauteure parle en effet pour illustrer son propos de " stratégies délibérément mises en uvre " pour forcer ladepte à agir dune certaine manière (donner sa force de travail, de largent, des faveurs sexuelles, etc.). On ne voit pas la différence avec la manipulation mentale, que lauteure critiquait au début et à la fin (p. 196) de louvrage, et on ne voit pas non plus en quoi ces dérives sont plus facilement repérables. Il en est de même du risque de dérive identifié par lauteure comme découlant de la " course à la virtuosité " inhérente aux groupes réglés par une " vue unitaire de la vie, situation qui caractérise [ ] tous les groupes rassemblés par le message éthique ou exemplaire dun prophète " (p. 176). Comme elle le faisait dans la première partie de louvrage, Hervieu-Léger explique que, finalement, cest quand le groupe vit dans un " rêve éveillé " (quand les " immunités " tombent) que les dérives sont les plus probables. Le lecteur note encore une fois la proximité entre cette " dérive " et lidée même de religion ou, tout au moins, de mysticisme. Comme elle lavoue elle-même (p. 178), comment évaluer cette dérive, cette déviance ? Et par rapport à quelle normalité religieuse ? |
Le sixième chapitre se promet de répondre à ces questions mais, dès la deuxième phrase, le lecteur est averti que cest du rôle de lÉtat et non du sociologue quil va sagir ici. Hervieu-Léger avoue, au sortir de son exposé, ne pas pouvoir dire qui est dangereux et qui ne lest pas et encore moins doffrir une loi clef en main à lÉtat. Elle propose donc simplement un cadre de discussion qui présuppose que lÉtat doive intervenir pour " réguler " les comportements religieux. Cependant, celui-ci doit connaître le nouveau contexte religieux contemporain (pluriel, individuel, etc.) et savoir quon ne peut pas le changer. Lauteure relève également trois (cest décidément le chiffre clé de louvrage !) défis à affronter : le premier est d" assurer la protection des personnes et protéger le droit à la radicalité religieuse " (p. 184). Là encore, lauteure ne dit pas comment doit être évalué ce qui est dangereux et ce qui ne lest pas et même la définition de la dangerosité pose problème. On constate au passage que lauteure explique quil ne faut pas tout confier aux tribunaux, que cest à lÉtat de déterminer une politique dans le domaine, mais que " la régulation [ ] doit se limiter, par définition, à assurer la liberté dexpression de ces manifestations dans le respect strict du droit " (p. 187). On peut se questionner : si le droit est la norme acceptée, quel besoin y a-t-il de déterminer de nouvelles lois ? De lavis même de Hervieu-Léger, celles qui existent suffisent (p. 195). Si ce nest pas le cas, de quel droit sagit-il ? Du droit cultuel ? On ne voit pas en quoi une réforme de ce droit éviterait une quelconque " dérive ". Le deuxième défi relevé par Hervieu-Léger est de " combiner la préservation de la singularité nationale et la réalité de la globalisation du religieux " (p. 187). Hervieu-Léger entend ici nommer les normes européennes et internationales auxquelles la France adhère et qui peuvent sopposer aux lois nationales (la fameuse laïcité à la française), ainsi que le caractère multinational des organisations religieuses actuelles. Enfin, troisième défi à relever, selon lauteure : " conjuguer la reconnaissance de la place des " grandes familles spirituelles " et le respect de légalité des groupes religieux " (p. 191). Le lecteur reste perplexe quant à largumentation (fort longue par ailleurs) de Hervieu-Léger sur ce point : pourquoi lÉtat français devrait-il reconnaître de manière plus appuyée le " " poids civilisationnel " des traditions religieuses juive et chrétiennes " (p. 192), entretenir des liens privilégiés avec elles (construction de temples, etc.) parce quelles donnent des fondements symboliques au pouvoir. Sur quels principes (autres quhistoriques ou démographiques) peut-on baser une telle discrimination ? La question est dautant plus dactualité que Danièle Hervieu-Léger dirigera bientôt, par le biais du tout nouvel Institut européen en sciences des religions, les programmes denseignement de la religion au primaire et au secondaire. Cette initiative du gouvernement français ne peut quêtre louée, et les concordances avec les demandes de Danièle Hervieu-Léger sont trop proches pour quil ne sagisse ici que dun hasard (" Ce pourrait être la mission confiée à un Haut Conseil de la laïcité que dassurer [ ] le recensement des problèmes " (p. 208)) : on peut donc présumer que le contenu de cet essai est la base sur laquelle lÉtat français souhaite voir posés son intervention ainsi que le programme de formation des jeunes à la religion. Malgré les problèmes minimes relevés ici, il demeure que cet essai est un immense pas en avant dans la vision du traitement des sectes en France, et quil nest pas demeuré lettre morte. |
Jacques Cherblanc |
Université du Québec à Montréal |