Mohammad Ali Amir-Moezzi et John Scheid (dir.), 2000, L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines, préface de Jacques Le Brun, coll. " Bibliothèque des l’École des Hautes Études, Section des Sciences Religieuses ", 110, Turnhout, Brepols, 234 p.

 

Ce recueil est issu d’un colloque organisé par la Section des Sciences Religieuses de l’ÉPHÉ et l’Université hébraïque de Jérusalem. Il s’inscrit dans la foulée de l’ouvrage phare d’Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (Paris, Seuil, 1980) et examine une autre page de l’histoire de " l’élaboration passionnée " de l’Orient, pour montrer comment " s’est " construit " dans la pensée et la praxis religieuses de l’Europe, au lieu de l’inaccessible Origine, un Orient qui en tint la place ". (Les asianistes ont aussi donné une suite savante à l’ouvrage de Saïd : Orientalism and the Postcolonial Predicament. Perspectives on South Asia, édité par Carol A. Breckenridge et Peter van der Veer (Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1992) ; Richard King, Orientalism and Religion. Postcolonial Theory, India and " the Mystic East " (Londres, Routledge & Kegan Paul, 1999)). Toutes les contributions sont de grande valeur, d’une bonne érudition ; le plus utile est, je crois, de résumer brièvement chacun des arguments.

Dans la Rome antique apparaît un double imaginaire : l’Orient est digne d’être le rendez-vous de tous les dieux, mais c’est aussi le lieu où foisonnent les monstruosités barbares. Saint Jérôme va en Orient pour se déraciner, se détacher de son monde corrompu ; il y retrouve surtout l’Orient des textes bibliques. Une fois Jérusalem tombée aux mains des musulmans, les empereurs de Byzance obtiennent des reliques et les transfèrent dans leur capitale, nouvelle Jérusalem : délocalisé, l’Orient devient plus mythique que géographique. À la Renaissance, Guillaume Postel vit une obsession de l’Orient ; il y trouve la vérité à l’origine : l’établissement du dessein divin qu’il croit être en mesure de rétablir avec sa vision de la Concordia mundi. La curiosité pour retrouver les racines religieuses " ailleurs " amène des philologues à comparer Homère et la Bible : au début, le diffusionnisme biblique prétend trouver des preuves de la dépendance d’Homère par rapport à la Bible, mais place ensuite Homère en relation avec un Orient déjudaïsé. (Cet article ouvre d’excellentes perspectives sur les débuts de l’étude comparée des religions.) À la charnière entre le XVIIIe siècle et le romantisme, Hermès Trismégiste devient une source privilégiée de l’Orient spirituel et de la philosophia perennis. Ernest Burnouf apporte les ressources de la critique et de la philologie à la reconstruction de l’histoire ancienne de l’Inde et de la Perse et de leurs religions. (Cet article montre comment cet historien exceptionnel entreprit de reconstituer quelques pages de l’histoire de l’esprit humain et remonte aussi haut que le permettent les sources, sans élaborer de philosophie quant à l’origine. Burnouf fait ainsi bande à part.) Un article riche en nuances montre comment Hérodias de Flaubert joue à la fois sur l’Orient démythisé, exotique (tout à la fois répugnant et attirant) et sur l’Orient comme lieu de naissance des dieux. L’entrée de certains Européens du XXe siècle (R. Guénon et F. Schuon) dans l’initiation soufie n’empêche pas que leur soufisme diffère beaucoup de celui des sociétés islamisées de longue date.

Quatre contributions, par ailleurs fort intéressantes, sont hors thème. On apprend comment le problème des origines du christianisme a été posé par Ernest Renan et Maurice Goguel. (Une facette du problème a été récemment examinée par Jonathan Z. Smith : l’indéniable singularité du christianisme a souvent alimenté des arguments pour son caractère unique, son originalité absolue, bref son origine divine ; Drudgery Divine. On the Comparison of Early Christianities and the Religions of Late Antiquity (Chicago, University of Chicago Press, 1990). On lit une analyse de la légende du Juif errant. On démêle l’histoire des calomnies et légendes qui ont circulé en Occident sur la mort de Mahomet. (Le prophète y apparaît plus en tant qu’hérétique que comme oriental.) Et on apprend comment le recours à un style biblique a permis à l’historien Joseph ha-Cohen (établi à Gênes en 1550) de tenter d’insérer l’histoire du peuple juif dans une histoire universelle.

Chaque article est appuyé par une bibliographie soignée et abondante. Bref, le recueil témoigne d’importantes avancées historiques et apporte une contribution majeure, dont on espère qu’elle alimentera les recherches et les réflexions de tous ceux qui travaillent au renouvellement de l’histoire religieuse et de son historiographie.

Ce qui s’y trouve reflète évidemment la disponibilité des savants. Je me prends néanmoins à regretter que quelques aperçus n’aient pas été offerts sur trois vastes champs de recherche fort pertinents : 1. Les croisades : les images de l’Orient qu’elles charriaient et celles que les croisés ont diffusées à leur retour. 2. L’histoire des missions et leurs abondantes archives. (Un exemple : la carrière de l’abbé Jean-Antoine Dubois, 1766-1848.) 3. Les récits des nombreux voyageurs du XIXe siècle. (Une anthologie a été préparée par Jean-Claude Berchet : Le Voyage en Orient, Paris, Laffont.)

Michel Despland

Université Concordia