Michel Gaillot, 1998, Sens multiple. La techno, un laboratoire artistique et politique du présent, avec les entretiens de Jean-Luc Nancy et de Michel Maffesoli, Paris, Dis Voir, 120 p. |
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Ce livre du philosophe et critique dart français Michel Gaillot est une des contributions les plus intéressantes à paraître sur le sujet du phénomène techno. On peut suggérer den recenser et den critiquer ici le contenu à partir de ses propres mots, dans un passage qui résume bien lensemble de son projet : " Aussi, sommes-nous tentés davancer ceci que, rien mieux que les raves nest à même de nos jours de témoigner ce qui arrive à notre époque, à notre communauté, à cette communauté qui a à sinventer désormais dune part dans leffondrement des mythes et des idéologies qui en garantissaient autrefois la cohérence et la permanence, et dautre part dans le développement technologique dun monde dont les frontières sont de moins en moins marquées et assurées. Et pourtant, en ne se réclamant pas dune idéologie, et en ne proposant aucun sens ou nouveau mythe à partir duquel on pourrait fonder un rassemblement, la techno nen noue pas moins un rapport dintimité entre les individus qui y participent. Mais cest comme si elle le nouait pour rien, en le nouant au-delà de tous les accords et de tous les contrats, au-delà de toutes les formes traditionnelles du " théologico-politique ". Il nest point besoin de se ressembler par la race ou le sang, par lappartenance religieuse ou idéologique, pour se rassembler. Telle est la vérité de la techno et de la fête quelle ferait renaître aujourdhui, ouvrant ainsi un espace de partage qui ne réponde plus exclusivement aux seules nécessités de lordre socio-économique et politique. En cela, elle se présente comme un retour, fût-il éphémère puisque son temps est celui de la fête, à un partage ou à une communication qui nimplique et qui nexige plus la séparation et lisolement des individus, mais qui au contraire fait fond sur leur commune existence, en laquelle seulement ils existent pleinement, entièrement, et peuvent répondre à lexigence fondamentale de leur être. " (p. 17-18) |
Voir dans le phénomène techno un laboratoire particulièrement sensible des mutations affectant le social et limaginaire contemporain a de quoi séduire. Rappelons dabord les caractéristiques du " mouvement " techno-rave, selon Gaillot, pour ceux qui ne seraient pas familiers avec cet objet : son caractère essentiellement festif et corporel ; son refus du discours ; son rapport particulier à la technologie faisant de son appropriation et de son détournement (de ses fins productives) une condition de possibilité de lêtre-ensemble ; sa valorisation du métissage et du recyclage ; son impératif de la participation au détriment de la " soumission " à une représentation totalisante du monde ; et, conséquemment, sa critique du spectacle, de la scène et de luvre comme mode de représentation esthétique (p. 14-16). |
Les critiques que lon peut adresser à lauteur se trouvent déjà dans les stimulants entretiens avec Jean-Luc Nancy (p. 71-99) et Michel Maffesoli (p. 101-120) qui suivent lexposé. Cest dailleurs là une initiative féconde et humble de M. Gaillot que de nous offrir ce complément au débat. Il sagit essentiellement de nuancer un peu les propos en signalant quon ne saurait opposer aussi fermement deux logiques de participation et de représentation comme le fait lauteur. Le phénomène techno nest effectivement pas si opposé aux idées quon pourrait le croire (p. 81) ; seulement, il refuse de placer les " idées " au-dessus de laction, selon un pragmatisme et un pluralisme des valeurs bien postmoderne. Les recoupements affirmés entre une pensée non-matérialiste et critique de la société de consommation chez les raveurs, un peu partout dans le monde, attestent dune certaine orientation de leur pensée, quoiquon ne puisse généraliser à lensemble du phénomène. Comme lécrit M. Maffesoli, " [j]ouir du présent nest pas que statique, statu quo, sans bouger, à lopposé du politique, qui lui essaie de changer le monde. Mais il y a quelque chose qui est de lordre de l " étant devant soi " " (p. 120), soit lintroduction dune altérité par la fête qui ne peut quavoir une incidence sur les représentations au sens large dans un mouvement réciproque et dynamique de construction de sens. |
Toutefois, la rupture davec la primauté de la représentation et de la recherche du Sens Unique, théologique ou politique, est effectivement le signe dun changement majeur dans lOccident que lon qualifierait de " mourant " ou " tardif ", et cela doit être pris en compte dans létude du religieux, comme des autres dimension de lactivité humaine. Les bémols évoqués ont surtout leffet de tempérer lenthousiasme de M. Gaillot devant ses trouvailles, sans en invalider lessentiel. Ainsi on doit être daccord lorsque ce dernier soutient que " ce qui est fini, épuisé, ce nest pas le collectif æ comme on ne cesse de nous le répéter æ , mais seulement sa logique occidentale, à savoir le projet de faire de la communauté une uvre, une uvre dart à réaliser à partir dun sens donné (lévidence divine) ou à partir dun sens produit (lévidence de la Raison ou du Progrès) ". On peut faire remarquer que lon retrouve une tendance commune à lart contemporain et aux manifestations que la religiologie qualifierait de proprement religieuse et qui vise moins à rassembler autour dun Sens donné que de présenter une exigence de l" avec " fondé non plus sur de lunique mais sur du multiple ; cest-à-dire, concrètement, de créer des espaces æ souvent fugaces et temporaires æ de socialité comme vecteurs du sens. |
Gaillot veut faire échoir la dimension politique dans lesthétique, et cest ici que lon voudrait bien sen écarter le plus, ne serait-ce que pour suggérer une autre dimension à la question. On peut effectivement douter que l" art " puisse être réellement une force suffisante pour englober le politique et le sociologique, quand bien même on ferait du rassemblement techno un objet esthétique. Létude de tels objets rend effectivement sensible à lidée que les différents secteurs de lactivité humaine se recoupent. Est-ce là un phénomène propre à la mutation postmoderne ? Quimporte, il me semble que la plupart des remarques concernant lart et lesthétique pourrait tout aussi bien être remplacées par le " religieux " (compris évidemment au sens plus large de la religiologie, contrairement à lentendement de Gaillot qui, comme plusieurs contemporains, et malgré son excellente lecture de Bataille, voient du sacré sans religieux, bornant ce dernier à linstitué et au théologique). Le fruit dune telle substitution serait non pas principielle ou capricieuse, mais ferait plutôt déborder le débat dans un ensemble plus vaste. Ainsi, il faut peut-être comprendre que le paradoxe de la convergence et de lhétérogénéité du politique et de lesthétique ne peuvent se résoudre que dans le champ symbolique du religieux. |
De plus, et pour terminer, on demeure sceptique quant à limportance démesurée que lauteur confère à la technologie quand il affirme quelle seule (dans cet emploi esthétique) " peut suppléer aujourdhui notre défaut dêtre " (p. 38) et permettre lavènement dune nouvelle " techno-cosmologie " : lauteur devient alors æ et probablement bien malgré lui æ moins un interlocuteur quun objet détude pour la religiologie. Nempêche, on saurait difficilement trouver mieux que linitiation proposée par cet ouvrage pour amorcer une réflexion sérieuse sur les tenants et les aboutissants du foisonnement techno. |
François Gauthier |
Université du Québec à Montréal |