Danièle Hervieu-Léger et Jean-Paul Willaime, 2001, Sociologies et religion. Approches classiques, coll. " Sociologie d’aujourd’hui ", Paris, Presses universitaires de France, 290 p.

 

On dit parfois des sociologues des religions qu’ils n’ont de cesse de revenir aux auteurs classiques de leur discipline ; et d’évoquer aussitôt, non sans une pointe d’ironie, un parallèle avec le retour constant du croyant aux textes qui lui sont sacrés. Or, voici un ouvrage qui, précisément, se donne pour objectif de nous présenter, de façon systématique et à la lumière d’acquis récents, les analyses du fait religieux autrefois formulées par les " pères fondateurs " de la sociologie française et allemande. Nouvelle exégèse des Saintes Écritures ? Rumination apologétique des premiers prophètes ? Loin s’en faut.

Issu d’un séminaire de DEA dispensé depuis 1993 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et à l’École Pratique des Hautes Études (Paris), Sociologies et religion vise un plus large public, de l’étudiant s’engageant dans l’étude sociologique du fait religieux à l’enseignant-chercheur voulant enrichir son outillage théorique. On y compte en tout huit chapitres, consacrés à huit incontournables de la discipline : Karl Marx et Friedrich Engels (l’analyse de la religion dans le cadre d’une sociologie des idéologies et d’une problématique des classes sociales) ; Alexis de Tocqueville (la concordance salutaire, suivant le modèle américain, dont peuvent mutuellement bénéficier démocratie et religion) ; Max Weber (le groupement religieux comme genre particulier de groupements de domination (Herrschaftsverbände) ; la distinction idéaltypique entre " Église " et " Secte " ; les affinités électives entre l’ethos puritain d’inspiration calviniste et le développement économique des nations occidentales) ; Georg Simmel (la religion comme mise en forme particulière du monde et comme forme de socialisation ; la " disposition irréductible et fondamentale " d’une religiosité disjointe du pouvoir social des institutions) ; Émile Durkheim (l’expérience du sacré — et celle de la religion institutionnelle — en tant qu’elles sont génératrices du lien social ; le religieux issu d’une communion des consciences à l’enseigne d’une société elle-même sacralisée) ; Maurice Halbwachs (réactivations, innovations et renouveaux religieux dans la perspective d’une sociologie de la mémoire ; la mémoire religieuse, totalisante et exclusive, comme mémoire de combat ; la dynamique créatrice de la tradition — ou mémoire collective) ; Gabriel Le Bras (les débuts d’une sociologie française du catholicisme ; la classification tripartite des croyants selon leur degré d’observance ; une géographie religieuse de la France ; l’apport d’une approche historique pour la sociologie religieuse) ; et Henri Desroche (concordance des utopies chrétienne et marxiste ; l’étude des marges, des dissidences et des " déviances " religieuses — notamment des messianismes et des millénarismes — selon une sociologie de l’attente et de l’espérance et, a fortiori, selon une sociologie de l’imaginaire).

On se souvient que J.-P. Willaime avait déjà, dans son Que Sais-Je ? (Sociologie des religions, Paris, PUF, 1995), abordé la plupart de ces auteurs ainsi que leurs problématiques respectives. En revanche, la concision exigée d’une telle collection n’autorisait, évidemment, qu’un bref survol de la matière. Sociologies et religion vient donc élégamment compléter cette succincte introduction, s’attardant non seulement au contexte socio-historique de chaque œuvre et à la synthèse de ses idées maîtresses, mais en soulignant également, avec lucidité et sans prétention, ses apports et ses limites à l’aune de l’ultramodernité.

Il n’est pas vain ici de rappeler que cette reprise critique des classiques, quoique toujours profitable à la réflexion et à la recherche dans le domaine des sciences sociales, revêt en sociologie — de par l’histoire de sa relation complexe et changeante avec la religion — une pertinence toute particulière. Taraudée dès sa naissance par de profondes interrogations sur l’émergence de la société moderne, cette nouvelle discipline scientifique ne pouvait en effet faire l’économie d’une réflexion sur le devenir du religieux. Trouvant confirmation et légitimité dans le vaste projet d'expansion des sciences, elle en épousa la thèse — à savoir que le mouvement inéluctable de la rationalisation positive devait forcément mener à une décomposition et à une éviction progressive de la religion ; un postulat auquel ont pu d’ailleurs sembler faire écho l’objectivation et le démontage critique systématique de la religion par la sociologie elle-même. Évidemment, c’était sans compter les chocs en retour de ce désenchantement rationnel ; des résistances et réactivations du religieux que les tenants d’un évolutionnisme optimiste ne surent prévoir. Aussi est-ce la remise en cause de ce grand paradigme interprétatif d’une " sécularisation linéaire ", et l’émancipation de la sociologie en dehors d’une philosophie scientiste de l’histoire (d’une eschatologie métaphysique du " progrès "), qui nous invitent désormais à relire et réévaluer les oeuvres pionnières de la discipline — non pas comme un corpus d’analyses obsolètes, mais pour y déceler des articulations qui, encore aujourd’hui, sont étonnamment opératoires.

En ce sens, soulignent D. Hervieu-Léger et J.-P. Willaime, les classiques demeurent " une source permanente d’inspiration et de questionnement pour analyser les décompositions et recompositions actuelles du religieux ". Et ils savent nous en convaincre. Ainsi, les distinctions introduites par Weber (Église / secte), Simmel (religion / religiosité) et Durkheim (religion / sacré) se révèlent-elles encore, de nos jours, d’une portée heuristique indéniable, quand bien même ces notions — terreau d’une discipline appelée à se transformer et à s’adapter — sont toujours à réinterpréter et à nuancer. De même, les processus de réappropriation subjective (recréation), formulés par Halbwachs, de ressources plus ou moins obsolètes au sein d’une mémoire religieuse, ne sont pas sans rappeler certains débats contemporains sur le " retour du religieux " et ses divers " bricolages ". Parallèlement, l’intérêt de Desroches pour les groupes de marge ultraminoritaires — quoiqu’animé d’une intention propre à son époque et à son parcours individuel — paraît maintenant bien plus légitime qu’il ne pouvait l’être autrefois. Quant à Simmel qui, déjà au début du siècle dernier, s’interrogeait sur la " compétence croyante " et sur la propension à croire (Glaubigkeit), on peut dire qu’il anticipa sur l’intérêt renouvelé des sociologues contemporains pour les modalités du croire, aux dépens du contenu des croyances (un avant-gardisme qui se confirme au brûlant chapitre des " sectes ", avec ses travaux sur les sociétés secrètes et l’hostilité générale qu’elles ont — semble-t-il — toujours suscitée). Enfin, on ne saurait trop insister sur la modernité d’un Tocqueville qui, doutant que " l’homme puisse jamais supporter à la fois une complète indépendance religieuse et une entière liberté politique (De la démocratie en Amérique, tome II, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 31), sut proposer une réflexion féconde et toujours actuelle sur certains " déplacements du sacré ", et sur les relations fort différentes qu’entretiennent aujourd’hui encore Américains et Français à l’égard de l’État et de la religion.

Autant d’exemples, relevés par D. Hervieu-Léger et J.-P. Willaime, qui plaident en faveur de ce retour constant à la lecture des classiques. Non pour en faire l’apologie ou le commentaire exégétique, et encore moins par exercice obligé que l’on réserverait — comme une sorte d’épreuve initiatique — aux cohortes estudiantines ; mais afin d’ " éveiller l’intérêt pour le travail de reconstruction théorique permanente qui est celui d’une science sociale vivante ". Cela dit, prenons garde d’ajouter sitôt nos deux professeurs. Car, aussi pratique que puisse être une introduction critique aux grands pionniers de la discipline, rien ne remplacera jamais " la lecture complète, sans cesse à reprendre, de leur œuvre ". Un conseil certes avisé — même si certains, devant un ouvrage d’une telle acuité, seront à coup sûr tentés de l’oublier.

Benjamin-Hugo Leblanc

École Pratique des Hautes Études (Paris) et Université Laval