Pamphile et Eusèbe De Césaré, 2002, Apologie pour Origène, suivi de Rufin D’Aquilée, Sur la falsification des œuvres d’Origène, coll. " Sources Chrétiennes ", tomes 1 et 2, (texte critique, traduction et notes par René Amacker et Éric Junod), Paris, Les Éditions du Cerf, 651 p.

 

Ces deux volumes sont consacrés à l’édition critique, à la traduction française et à l’étude d’un important dossier historique constitué en 397 par les soins du moine Rufin d’Aquilée. Il s’agit de la première édition de cet ensemble depuis 1759, ainsi que de sa première traduction dans une langue moderne. Les textes qui composent ce dossier réunis par Rufin sont adressés à un de ses correspondants, un certain Macaire. Le dossier comporte une pièce centrale, en l’occurrence le livre I de l’Apologie pour Origène. Il s'agit d'une œuvre attribuée conjointement à Pamphile et à Eusèbe de Césarée que Rufin a traduit en latin. Cette traduction latine est d’autant plus précieuse pour nous puisque l’original grec de ce texte ne nous a pas été transmis par la tradition manuscrite. Cette œuvre comprenait originellement 6 livres et avait été composée entre les années 307-310. Cette pièce est suivie d’un ouvrage original de Rufin intitulé Sur la falsification des livres d’Origène. L’ensemble est précédé d’une importante préface dans laquelle Rufin se défend de ne pas professer d’idées hérétiques sur le Père, le Fils et le Saint Esprit. Autre fait remarquable dont l’importance mérite d’être soulignée, ce dossier contient 70 citations originales de textes d’Origène, dont 34 proviennent d’œuvres perdues que la tradition manuscrite ne nous a pas transmises. L’étude du dossier par R. Amacker et E. Junod montre que sa réunion et sa publication par Rufin lui avait servi à préparer la publication en 398 de sa propre traduction latine d’une œuvre fort controversée d’Origène (rappelons que ce dernier vécu de 185 à 251), le Peri Archon (aussi connu sous son nom latin : De Principiis, ou français, Traité des Principes). Ce dernier geste de Rufin le brouillera alors définitivement avec Jérôme qui avait été jusque là son ami.

Le dossier ruffinien se situe historiquement dans le contexte des controverses anti-origénistes qui furent la cause de grands remous dans les milieux chrétiens au 4e et au 5e siècle et dont quelques-uns des principaux acteurs furent, outre Rufin et Jérôme, Jean de Jérusalem, et Épiphane de Salamine. Ces controverses finiront par aboutir, plus d’un siècle plus tard à la condamnation posthume de l’œuvre d’Origène par le Concile de Constantinople en 553, principalement sur les bases de sentences parfois paraphrasées tirées de son traité Peri Archon, ainsi que de l’œuvre de deux autres théologiens grecs : le moine Didyme l’Aveugle (313-398) et le moine Évagre le Pontique (346-399).

Dans la préface au dossier, Rufin dit être conscient que sa traduction du livre de Pamphile risque de susciter des réactions négatives. Il met alors l’emphase sur le fait que l’autorité de ce livre repose justement sur Pamphile qu'il qualifie de " saint martyr " et non pas sur son autorité propre. Rufin confesse alors sa propre foi en la Trinité, ainsi qu’en la résurrection des corps. Il conclut sa préface en prenant la défense de Jean de Jérusalem à qui Jérôme s’était attaqué. Rufin affirme que Jean de Jérusalem est un " saint prêtre " qui enseigne la foi orthodoxe, et déclare anathème ceux qui mettent en doute sa propre foi ainsi que celle de Jean. Par cette déclaration finale, Rufin vise expressément Jérôme qui venait de publier un ouvrage intitulé Contre Jean de Jérusalem. Nous savons que Jérôme répondra de manière virulente à cette préface de Rufin, ainsi qu’à l’ensemble du dossier et à la traduction de Rufin du Peri Archon, soutenant notamment que l’Apologie pour Origène n’est pas l’œuvre du martyr Pamphile, mais celle de son disciple Eusèbe qui fut sympathique aux idées anti-trinitaires d’Arius. Jérôme accusera aussi Rufin d’avoir volontairement édulcoré ses traductions des livres d'Origène (le lecteur qui veut en savoir plus, pourra se référer au volume suivant : Jérôme, Apologie contre Rufin, coll. " Sources Chrétiennes " 303, Paris, Éditions du Cerf).

La seconde pièce du dossier est la traduction latine de ce fameux livre I de l’Apologie pour Origène de Pamphile et Eusèbe de Césarée. Les deux éditeurs, R. Amacker et E. Junod émettent l’avis que Rufin a peut-être été beaucoup plus qu’un traducteur en faisant œuvre de réviseur en certains endroits, en retouchant le texte en d'autres endroits, afin de l’actualiser dans le cadre des controverses de son temps. Toujours est-il que ce livre est construit sur un schéma très simple : laisser Origène se défendre lui-même. Pamphile pose lui-même des questions qui portent à controverse et réfute lui-même ces questions en citant des extraits d’œuvres d’Origène. L’ouvrage, ou ce qui nous en est parvenu, aborde les questions de la Trinité, de la nature du Christ, de la nature de l’Esprit Saint, des relations qui existent entre ces trois membres au sein de la Trinité. Il aborde aussi la question de la résurrection des morts, celle de la chair du Christ ressuscité, celle des châtiments finaux à la fin des temps, celle de la nature et du destin de l’âme et celle de la métensomatose.

Finalement, le dossier se ferme sur l’opuscule de Rufin intitulé Sur la falsification des livres d’Origène. Rufin part de l’idée qu’il observe dans l’ouvrage qu’il vient de traduire, que les idées d’Origène sont orthodoxes. Or, il sait qu’il existe dans les œuvres d’Origène des thèses que plusieurs dénoncent comme étant hétérodoxes. Selon Rufin, un homme aussi sage et intelligent qu’Origène n’aurait pu avoir été aussi confus et négligent, ni n'avoir souffert de trouble de mémoire (!). Il ne peut y avoir qu’une seule solution à ce problème : Rufin soutient alors que les manuscrits d’Origène furent falsifiés par des hérétiques. Plus encore, selon Rufin, des auteurs fameux du christianisme ancien dont Clément et Denys d’Alexandrie auraient eux aussi été victimes de ces falsificateurs de même que certains manuscrits des Saintes Écritures, notamment là où la Bible diffère d’opinion avec les définitions conciliaires. Ce que nous y voyons de notre œil moderne est que Rufin projette une conception anachronique de l’orthodoxie, alors qu’il voudrait que des auteurs du 2e siècle puissent avoir soutenus des doctrines adoptées par les conciles du 4e siècle. En cela, bien malgré lui, il prépare le terrain à certaines idées qui ont fait leur chemin jusque dans une certaine littérature moderne à prétention ésotériste, voulant que la Bible " originale " ou " officielle " (selon la définition qu'on veut bien donner à ces expressions) ait été modifiée et " corrigée " par des décisions et des décrets conciliaires.

R. Amacker et E. Junod proposent dans le tome 2 une étude qui aborde des questions plus techniques comme celle de l’établissement du texte et sa tradition manuscrite, celle de la langue de Rufin, ainsi que de son style à la fois d’écrivain et de traducteur. Un chapitre est aussi consacré à l’histoire de la recherche sur l’Apologie d’Origène. Les deux éditeurs nous offrent ensuite un commentaire philologique de l’ensemble du dossier, ainsi que quelques index et une bibliographie.

On nous permettra de déborder un peu du cadre de la recension afin de dire quelques mots sur la question de la métensomatose. Dans la littérature populaire contemporaine consacrée à la réincarnation, il est courant de lire que les chrétiens des premiers siècles, avec Origène en tête de liste, croyaient en cette idée, ainsi qu'au " karma ". Outre le fait que les auteurs de l’époque gréco-romaine parlaient plutôt de métempsychose et de métensomatose et non de " réincarnation " (et encore moins de " karma "), les spécialistes de l’œuvre d’Origène savent que la question n’est pas aussi claire. En effet, à plusieurs reprises, dans ses œuvres qui nous sont parvenues, Origène évoque effectivement la question de la métensomatose, mais c’est toujours afin de la soumettre à examen ou encore pour s’en distancer et surtout pour expliquer qu’elle est contraire aux Écritures. Par exemple, dans son Commentaire sur l’évangile de Matthieu, livre X, ch. 20. Commentant un passage de l’Évangile selon Matthieu, chapitre 17, verset 11-13, Origène dénonce la position de certains platoniciens et utilise exactement ces mots : " l’erreur de la métensomatose " (pseudodoxia tès metensômatôseôs) afin d’éliminer clairement toute possibilité d’interpréter ce passage comme étant une allusion de Jésus à la réincarnation. Origène mentionne aussi que la métensômatose est " contraire aux Écritures " et que c’est une croyance en vogue chez les grecs. Dire qu'Origène croyait en la métensomatose (ou selon les modernes en la réincarnation) est plutôt d’une accusation lancée contre lui par ses adversaires (dont Jérôme qui fera une abondante promotion) et destinée à le faire condamner. L’Apologie pour Origène a cet intérêt de témoigner de l’ancienneté de cette accusation lancée contre lui. Il faut donc une bonne fois pour toutes ne plus ajouter le nom d'Origène à la liste des réincarnationistes chrétiens. Le lecteur intéressé par cette question se réfèrera aux paragraphes 173 à 188 de l’ouvrage de Pamphile, ainsi qu’à la bibliographie donnée par R. Amacker et E. Junod, ainsi qu'au Commentaire sur l'évangile de Matthieu d'Origène, coll. " Sources Chrétiennes " no 162, Paris, Édition du Cerf.

Ces deux volumes intéresseront un auditoire assez varié : d’abord, l’historien des religions en aura pour son compte puisqu’il est directement renvoyé à l’œuvre d’Origène elle-même. Il est ensuite mis en contact avec un chapitre de l’histoire de la réception de l’œuvre d’Origène qui fut sujette à de multiples relectures et controverses, ainsi qu’au personnage d'Origène, à sa légende et à la construction de l’image qu’on s’en faisait au 4e siècle. La constitution du dossier par Rufin et l’incorporation de citations d’Origène lui servirent à sa propre entreprise apologétique et provoquèrent de nouveaux remous. Origène est certes toujours à l’horizon de la controverse, mais en même temps il en est presque évacué, alors que le débat se transforme peu à peu en guerres intestines et en luttes de pouvoir entre anciens amis qui y mêlèrent des inimitiés personnelles. La question était désormais de savoir qui allait établir son influence sur tel milieu et qui allait l'établir sur tel autre milieu. Ce dossier historique a donc de quoi alimenter les recherches et la réflexion du spécialiste.

Le lecteur non-spécialiste, friand d’histoire et attiré par l’œuvre d’Origène, y trouvera aussi son compte. D’abord, les explications de R. Amacker et E. Junod sont destinées à en rendre accessible la lecture. D’autre part, le dossier lui-même est intéressant de même qu’il est d’actualité en ce début de XXIe siècle. Comme nous l’avons signalé plus haut, Origène est à la mode, et malheureusement pour de mauvaises raisons, dans certains milieux ésotéristes. Encore une fois, quinze siècles après s'être vu déconstruit et reconstruit par les moines latins et près de dix-sept siècles après sa mort, Origène est aujourd'hui encore associé à des idées religieuses qu'il n'a jamais soutenues ! On ne s'intéresse alors plus à Origène lui même et à ses idées propres, on utilise et diffuse plutôt sa légende et des idées que ses adversaires ont associées à son nom. Ce phénomène n'est pas un mal en lui-même, au contraire, il est fort intéressant pour le chercheur de constater qu'un auteur chrétien du IIIe siècle fut et est encore l'objet de relectures et de nouvelles réceptions et qu'il est toujours cité en autorité dans certains milieux. Cela dit, si l'entreprise d'édition et de traduction française des œuvres d'Origène que mène la collection " Sources Chrétiennes " pouvait contribuer à mieux le faire connaître du grand public, il s'agirait là d'une avancée importante pour la culture. En éditant et en traduisant ce dossier, R. Amacker et E. Junod, ainsi que la collection " Sources Chrétiennes " s’inscrivent ainsi dans une entreprise que nous saluons : celle de rendre facilement accessible les sources même du christianisme ancien. Le lecteur curieux qui cherche à se renseigner a alors de quoi se satisfaire.

Serge Cazelais

Université Laval