Françoise Bonardel. 1996. L'irrationnel. Coll. «Que sais-je?». Paris: P.U.F, 123 p.



Dans notre plus extrême modernité, la Raison s'est pluralisée - comme l'avait pressenti il y a trois siècles Pascal -, est devenue «buissonnière» parce qu'elle se révélait comme «buissonnante». C'est ce que confirma une fois de plus une moisson de livres proposés à notre lecture. Que ce soit L'irrationnel, de Françoise Bonardel; l'Éloge de la raison sensible, de Michel Maffesoli; la Philosophie de la nature où Antoine Faivre revient sur les chemins buissonniers de la «Physique sacrée et la théosophie des XVIIIe et XIXe siècles», ou encore le petit précis de La recherche action de René Barbier; tous ont pour trait commun et profond de répudier la «langue de bois» de l'unique et scolastique «Raison», au désespoir de tous les Monsieur Homais, encore bien installés dans nos officines universitaires.

L'irrationnel de Françoise Bonardel, philosophe agrégée et professeur à Paris I, connue déjà par ses remarquables travaux sur «les raisons hermétistes» (L'hermétisme, P.U.F, 1996; Philosophie de l'alchimie, P.U.F, 1983; et cette anthologie des textes alchimiques occidentaux, Philosophies par le Feu, Seuil, éd. 1995) nous livre ici en six brefs chapitres l'inventaire précis de cette notion «erratique» que fut celle d'irrationnel, contrepoint et marge inséparable, durant trente siècles de la litanie occidentale, de la toute-puissante «déesse Raison». De la «Grèce de l'ombre» (chap. 2) redécouverte timidement par Schelling, délibérément par Nietzsche «inventant» déjà «l'Ombre de Dionysos» (M. Maffesoli), jusqu'aux «turbulences» de la rationalité dans «les effervescences scientifiques actuelles» posant les fondements d'une très post-moderne «pensée sauvage» occidentale (chap. VI), en passant par tous les mouvements de cette longue «fugue» civilisationnelle qui ne cesse d'orner, de divertir - et quelquefois de pervertir! - la Raison sacralisée par les «enragés» de 1793...

C'est d'abord, face à un rationalisme redoutable hérité de la patristique et de la scolastique s'installant dans les universités naissantes, face à une pensée qui se veut de plus en plus «more geometrico» où Descartes et Spinoza prennent le relais de St-Augustin puis de St-Thomas, qu'émergent peu à peu les inquiétudes d'un docteur Faust, ou le «scepticisme» de Montaigne, ou la «démesure» de Shakespeare... et finalement la découverte «à côté» du rationnel d'un «je ne sais quoi de terrible, de grand et d'obscur» (Diderot), le «sublime» introduit avec effraction dans la raisonnable «beauté» classique (Burke, Kant, Shafestbury...) (chap. III).

Ce pas «romantique» étant franchi, et la «raison du plus fort» n'étant plus la meilleure, c'est-à-dire la seule, Françoise Bonardel peut aborder les fondements du procès «d'obscurantisme» (ch. IV) fait au pluriel par la langue - de bois! - d'une «raison» totalitaire naïvement identifiée - depuis le XVIIIe siècle - à la science de la matière. Sans se douter que ce matérialisme naïf allait lui-même se pluraliser au cours des deux derniers siècles et ainsi démentir ses prémisses «d'identité» et de «tiers exclu»... La fracture romantique étant effectuée malgré les «limites de la simple raison» kantienne, les dénonciations attardées «d'infantilisme» par Freud, de toxicomanie par Marx, on peut examiner alors sans être excommunié - c'est-à-dire subir la reductio ad hitlerum chère à G. Lukas! - les «trans-rationalités» dont témoignent les «logiques» du mysticisme, de l'apophatique, des «savoirs initiatiques», des «ésotérismes», de la «magie», des «techniques de l'invisible» (J. Servier)... Dès lors bien des «irrationalités» se résolvent en une «trans-rationalité» - «hyper-rationalité» disait Fourier - possédant ses lois, ses postulats, ses axiomes propres, et englobant comme simple cas particulier feu la raison «classique».

Le chapitre V est consacré à une brève étude «monographique» - et génétique: l'auteure reprend ici les «racines» historiques de cette émergence - où du prolongement de l'illuminisme romantique, de la «Natur-philosophie», émergent Schopenhauer, Schelling, Kierkegaard, le Nietzsche «chantre du dionysiaque», Dilthey, et aussi Wagner, Dostoïevsky, Bergson, Chestov, Berdiaev, etc., et enfin Heidegger.

Dans l'ultime chapitre de ce brillant petit livre (ch. VI), l'auteure s'installe au coeur de ces victoires historiques des «transrationalités». Et d'abord dans ce retournement véritablement éthique, ces «critiques de la raison mythique» où des auteurs comme de Diegez, Ortega, Gasset, Cioran, Unamuno, J. Grenier - le maître de Camus - renversent les perspectives de Comte, de Renan ou plus proches de nous, d'Adorno ou d'Horkheimer, en dressant le constat réduisant le rationalisme «classique» (pur et dur) à un «mythe aveugle»; aveugle parce qu'aveuglant de façon terroriste et totalitaire (intégriste!) toute la vivante liberté du Découvrir. Mythe gigantesque, orné des plumes de la démystification, qui s'enfle peu à peu du pragmatisme industriel, du culte de l'avenir de la science et du diktat positiviste, de la dictature du prolétariat, et finalement - dans la lucidité d'E. Jünger - du Moloch du «Travailleur» fondement de tous les Auschwitz et de tous les «goulags», le mythe des «Temps Modernes» qui sous sa raison de fer est «l'irrationnel et, de ce fait l'immoral par excellence...» (E. Jünger). Telle est bien la «Tragédie» de notre culture (G. Simmel)! Cette «démystification à l'envers», qu'appelait de ses voeux Mircea Eliade, est confortée par toute la «poétique» contemporaine issue de Rimbaud, de Rilke, de Breton, par les découvertes des mondes nouveaux des ethnologues (Cl. Lévi-Strauss, J. Servier, R. Bastide...) et des «historiens» des religions (M. Eliade, R. Otto, H. Corbin, J. Ries...), par l'exploration des états de conscience - ignorés par la raison classique! - (Freud, Jung, etc.), par toutes les «réflexions» philosophiques qui, déjà, structurent l'horizon «post-moderne»: Th. Mann, D. H. Lawrence, Caillois, J. Bousquet, R. Daumal - courant qui nous porte et porte toute notre mouvance de «Recherche sur l'imaginaire» - et finalement par la prodigieuse «effervescence scientifique actuelle» dont Bachelard fut le prophète et dont Plank, Einstein, Bohr, Costa de Beauregard, R. Thom, Heisenberg, etc., sont les apôtres.

Ce fulgurant bilan de 123 pages, Françoise Bonardel - philosophe ne l'oublions pas! - le conclut sagement en adhérant comme jadis à Cordoue où elle était présente à une «double lecture» de l'Univers «où la Raison classique se pluralise sans crispation, mais où le transrationnel refuse l'aveuglement des irrationalités d'un "New Age", des béates inter-activités, des facilités d'un rêve édénique où tout serait oeuvré sans labeur»...


Gilbert Durand
Université de Grenoble

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