Jean Daniel, 1996, Dieu est-il fanatique ? Essai sur une religieuse incapacité de croire, Paris, Arléa.


Après une citation de Paul Ricoeur sur quelques conditions pour la survie des religions et après avoir «relu» l'histoire d'Abraham comme celle du premier fanatique ou encore celui que Dieu fanatise en lui demandant le sacrifice de son fils légitime, Jean Daniel nous fait le témoignage d'une démarche singulière. D'entrée, il pose quelques questions qui nous situent d'emblée dans son histoire et celle de sa génération : «Perte des repères, crise du sens, vertige du doute, soif ou nostalgie d'absolu ? Sans doute. On n'a fini par comprendre ! Et si le danger était plutôt de sortir du doute ? Si l'incertitude de la transcendance et sur l'Histoire était le seul vrai rempart contre les tentations alternées du nihilisme et du fanatisme ? Si même le salut, oui le salut, pourquoi pas, était dans le questionnement et non dans la foi ?» (p. 20)

Un parcours singulier qui nous dévoile ses richesses dont les éléments chez Jean Daniel sont constitués d'une naissance juive doublée d'influences chrétiennes (catholique et protestante) en y ajoutant l'Islam d'une Afrique du Nord qui fut, sur ce plan, déterminante dans sa réflexion sur la rencontre de ces trois monothéismes. Comme il le dit lui-même il a été élevé «dans le culte du miracle grec, du mystère juif et du merveilleux chrétien» (p. 39) et ces «déterminismes» sont au centre d'une confrontation entre ses convictions laïques et cet environnement riche de croyances et de traditions millénaires.

Inspiré par le philosophe Émile Bréhier qui s'opposa fermement à Étienne Gilson qui voulait d'une «philosophie chrétienne», Jean Daniel s'oppose lui aussi à ce qu'il nomme l'«absolu théologique» qui inviterait à considérer, selon ses termes, comme non absolue la révélation des autres, laquelle est toujours exclusive ; il poursuit en dénonçant, sans nuance, le pouvoir conféré aux docteurs de la Loi et aux exégètes qu'il considère comme les gardiens de l'orthodoxie se croyant disposés d'une autorité qui vient d'en-Haut, ce qui mènerait directement à tous les totalitarismes. À raison, les exemples pleuvent contre les discours «infaillibles» des docteurs toujours renforcés par le témoignage des victimes lors des procès pour hérésies : «C'est l'accusé qui, par son aveu, cautionne la capacité du grand prêtre à garantir la fidélité aux textes sacrés.» (p. 50) ; cette mécanique, selon lui, fonctionne parfaitement à la fois pour les religions et les idéologies totalitaires (par ex. les procès communistes). Tel le théologien catalan Raymond Lulle (1235-1315) qui dans son traité Le Gentil et les trois sages, expose les paradoxes des trois monothéismes, l'auteur décrit cette pensée qui, selon lui, l'apparente au théologien en ce qu'il chercherait, hors des orthodoxies, la voie des sages, des textes, de l'histoire qui prennent des sentiers inattendus conduisant, peut-être, vers des contrées nouvelles. Il s'élève, avant tout, contre la recherche de l'absolu qui serait compromise avec le temporel ou avec la politique ; selon l'auteur, les régimes chiites d'Iran et sunnite d'Arabie Saoudite nous offrent l'exemple le plus frappant de cette collusion.

Tout le conflit au sein des pays arabes comme l'Algérie, réside surtout dans le fait qu'il n'y a pas dans ces luttes religieuses de véritables révolutions mais un conflit très violent entre les modernistes et les nostalgiques de la tradition. Bien sûr, Jean Daniel, dans cette lecture que l'on pourrait qualifier de sociologique, prend en compte la dynamique Ordre/Désordre/Ordre qui conduit l'Histoire mais il décèle dans nos sociétés occidentales déstabilisées et angoissées ce fantasme de sécurité projeté sur des modèles déjà consacrés qui figerait, pour toujours, cette époque bouleversée. Passant par les visages d'André Gide et d'Antigone, l'auteur illustre bien cette tentation de l'absolu «sécularisé».

Mais le piège ultime que tend l'absolu est celui, paradoxal et trop souvent meurtrier, de l'élection. L'auteur développe cette dernière notion avec des exemples éloquents tel celui de l'empereur Frédéric II (1194-1250) qui se considérait comme l'égal de Dieu sur terre ; il discute aussi longuement de l'élection spirituelle d'Israël et aussi de l'élection que se conféraient certains peuples comme les arméniens, les polonais qui alimentaient ainsi leurs nationalismes ; il y eut aussi les congrégationistes américains qui croyaient pouvoir identifier les élus afin de créer une Nouvelle Jérusalem. Dans un ordre plus radical et bien sûr, couvert de sang, est celui du Reich millénaire reposant sur l'élection de la race aryenne.

Dans le chapitre «La fin de l'illusion Prométhéenne», Jean Daniel fait un véritable bilan de la position de l'intellectuel laïc face à l'athéisme, le matérialisme, le marxisme, les sciences (l'indéterminisme de Niels Bohr et d'Eisenberg). Ainsi, il démontre avec ampleur les questionnements que posent à la fois la Raison même mais aussi ses utilisations idéologisées comme le serait la notion de Progrès ; il dit ceci : «Il pourrait y avoir plus d'un point commun entre ceux des croyants qui, la foi devant être vécue comme un risque permanent, se gardent de la prétention à l'universalité, et ceux, d'autre part, des incroyants soucieux de ne pas ignorer le besoin de religion de peur de la voir réapparaître dans la contrebande des idéologies. On est ainsi conduit à souhaiter une attitude commune devant la crise de la raison, qui n'est en réalité qu'une crise de la foi dans le rationalisme.» (p. 190-191)

Jean Daniel conclura en reprenant l'exemple de Raymond Lulle qui pose six règles du jeu pour le dialogue entre les cultures : «La discussion doit répondre à un besoin existentiel. La victoire ne doit jamais être recherchée, car ce n'est pas d'elle que vient la paix. L'acte de contrition doit être l'introduction de tout dialogue entre religions. Le dialogue ne présuppose pas une croyance déterminée mais seulement une foi en l'acte même de la rencontre &emdash; qui est elle-même pour cette raison un acte religieux. Pourtant chacun doit être fidèle à sa conscience. Les religions ne sont pas des fins en soi mais des moyens pour arriver à la vérité divine. Le dialogue se déroule sans prévoir le résultat. Personne ne saura quelle religion choisira le gentil» (p. 216). Et l'auteur, après un regard critique sur sa culture (française, européenne) et sa propre génération, affirme, en dernier lieu, qu'il demeure religieux sans se sentir obligé d'être croyant.

 

Michel Clément

Université du Québec à Montréal

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