Parmi les qualités nombreuses de ce livre écrit avec
méthode et avec une clarté - que nous disons,
peut-être avec abus, toute "française" - relevons
d'abord que l'auteur est ps ychologue. Insistons: une psychologue
qui, depuis trente ans, a fui le ghetto parisien, le freudisme du
XVIe arrondissement et la rue Jacques Lacan dans le Ve
arrondissement, jouxtant la Sorbonne. Le titre de son livre n'est pas
emprunté à Paul Fraisse ou à Lagache, mais
à la pensée si richement "transversale" de l'ami Edgar
(Morin). De plus, cette psychologue - fait si rare qu'il faut le
signaler! - au contact de l'énorme mille-feuilles sociologique
qu'est le Brésil, s'est engagée carrément dans
les perspectives ethno-sociologiques ouvertes ici, dans la Baie de
Tous les Saints, par Roger Bastide, Pierre Fatumbi Verger (l'un
"disant tout ce qu'il sait, sachant qu'il sait peu", l'autre "sans
conteste celui qui sait beaucoup", mais se taisant "trop souvent").
Soulignons, au passage, que l'un est "fils de Xango", l'autre, comme
il me l'écrit gentiment, "awo" (Père du Secret) "parmi
les Yorubas". Ajoutons à ces maît res Deoscôredes
Maximiliano dos Santos plus communément appelé
"Maître Didi", prêtre d'Obaluaê à
Salvador... C'est dire que notre psychologue est à bonne
école!
Après avoir pris ses distances, dans un premier chapitre
avec les réductions identitaires de cette
altérité - par laquelle se définit justement le
sacré chez M. Eliade, R. Ott o, G. Van der Leeuw, G. Gusdorf -
et opté décidément pour une approche
compréhensive et phénoménologique de
l'altérité constitutive du phénomène
religieux et de son corollaire la métamorphose initiatique,
notre ethno-psychologue entre progressivement dans le vif du sujet
"brésilien". D'abord dans le chapitre II, "Les religions
africaines dans le contexte brésilien", elle établit
comment, à l'encontre de la tolérance des vice-rois et
gouverneurs qui croyaient que les religions noires de tant d'ethnies
diverses et même antagonistes permettaient de "diviser pour
régner", le mixage inéluctable de l'esclavage a permis
une sorte d e fédération théologique des
divinités et des cultes africains, annexant au passage les
équivalents catholiques. Religion nouvelle, ou plus exactement
intégralement "réformée", aux racines africaine
s confondues, et non syncrétisme, tel apparaît bien le
Candomblé (en Haïti, le vaudou) "tentative de ressusciter
mythiquement une Afrique" créant "un mode d'être
foncièrement brésilien".
Dans le chapitre III, "Structure et dynamique du monde", Monique
Augras dresse en quelque sorte le tableau de la "philosophie
générale" de la mentalité, de la gnose du
Candomblé: unité d'un univers de dualitude, ici-bas
(acê) et au-delà (orum), et constant va-et-vient entre
les deux. C'est à ce carrefour qu'est située "la
personne" et ce carrefour est lui-même complexe, voire d'une
complexité contradictorielle: la force d'Olorum, le dieu
suprême est monnayée par tout un panthéon -
à peu près seize divinités majeures - qui sont
les "pères" et les "mères" des hommes. Chaque homme a
le devoi r de connaître quels sont ses parents spirituels. La
divination, bien sûr, joue un grand rôle dans ce sens,
mais plus encore la liturgie qui révèle les
identifications divines et assure le bon échange entre ici-bas
et l'Au-delà. La liturgie répartit, ordonne la force
magico-sacrée (axé). Toutes les substances
minérales, végétales, animales, les aliments,
etc. se classent en trois catégories fondamentales de l
'axé, symbolisées par les trois couleurs:
blanc-rouge-noir. Cette taxinomie (qui n'est pas sans évoquer
celle que Griaule repérait dans le "panier cosmique" des
Dogons) détermine les interdits, les rythmes des tambours
(atabaques) et les timbres des clochettes, les répartitions
entre divinités de ce "polythéisme" où
s'incorpore la force (axé) dans les animaux spécifiques
sacrifiés et... dans leurs préparations culi naires. Le
culte de cette force magico-sacrée (axé) - car il
s'agit bien de cela - a pour scénario central l'initiation qui
permettra à la divinité incarnant tel type de force, de
"chevaucher" ses enfants humains dans l a fameuse "transe". L'auteur
décrit les phases très précises de cette
initiation qui permet à l'axé de circuler entre ici-bas
et l'Autre Monde.
Un grand chapitre, le chapitre IV, est consacré aux
pluriels "Modèles mythiques", c'est-à-dire aux
spécifications de l'axé dans les divinités
multiples du Candomblé. Exu "le commencement", Ogum le
forgeron, Oxossi le chasseur et la forêt, Ossâim la flore
médicinale, Obaluê (ou Omolu) seigneur des
épidémies, Oxumaré "serpent de l'arc-en-ciel",
Nanâ la terre, Xangô le to nnerre, Iansâ "reine des
morts et des tempêtes", Oxum l'eau douce et la
fécondité, Iemanja la mère des eaux, Oxala le
père créateur des vivants... Il s'agit bien là
de la coulisse théologique d e maintes mythanalyses, de
"mythodrames", selon un terme d'Yves Durand. L'auteur ne se contente
pas d'une sèche classification, elle interviewe les acteurs.
Elle enchâsse chaque divinité dans les scénarios
des mythes recueilli s auprès du Père Didi ou du
Père Romeu, de Johana Elbein dos Santos ou de P. Verger...
Le chapitre V, plus bref, décrit "la Communauté",
son espace rituel - le temple - son calendrier, la hiérarchie
sacrée et les charges profanes. C'est à
l'intérieur de la comm unauté que l'échange
réciproque des dieux et des initiés circule. La
solidarité communautaire est très forte: les membres de
la communauté se considèrent comme frères et
súurs, pères e t mères, fils et filles, toute
relation sexuelle entre eux est prohibée comme un inceste.
Le chapitre VI, "Les enfants des dieux", porte la marque du
psychologue: il est fait d'entretiens et de questionnements
auprès d'une vingtaine d'initiés de sexe, de condition
sociale, d'appartenance myst ique différents: une fille
d'Ogum, deux enfants d'Oxossi, une fille d'Ossâim; le vieux
Pedro comme Jussara, Giovanna, tous trois enfants de l'implacable
Obaluê; Sergio, Laura, Fernando, Antonio, Nair fils du roi
Xango; Dalila et Claudia filles de Iansâ, Sabina - qui est
"mère de saint" - Renata, Dora, Mônica, Joelma toutes
filles d'Oxum; Isabel fille de Iemanja... Dans ce chapitre, le
récit se fait plus vivant encore, plus intime...
Si l'on peut dire, le "ton" de la participation affective n'a
cessé de monter au cours de ces six chapitres et Monique
Augras nous donne une belle leçon de cette "méthode
compréhensive" ch ère à ses maîtres
Bastide, Verger, Evans-Pritchard... Elle peut conclure de cette
passionnante enquête - et quête! - anthropologique, au
sens fort du terme: "Le drame que les enfants des dieux
représentent sous la s cène rituelle, c'est la
révélation qu'il faut être double pour être
Un... Le double et la métamorphose ne sont point des aspects
antagonistes de l'être: il faut se dédoubler pour se
transformer..." Di gne message d'ouverture, de tolérance, de
maturité spirituelle donné généreusement
par les descendants des esclaves déportés, qui couronne
cette profonde plongée dans les négritudes lumineuses
de l'âme. Ajoutons qu'il ne faut pas s'étonner du
succès croissant du Candomblé à Salvador,
à Recife, à Rio où les terreiros (lieux de
culte) refusent du monde et où apparaissent de plus en p lus
des teints clairs, des blancs, sur le fond noir des anciens
esclaves... Les "églises" chrétiennes devraient bien se
poser des questions relatives à un tel succès...