Monique Augras. Le Double et la métamorphose. L'identification mythique dans le Candomblé brésilien, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1993.


Avec Le double et la métamorphose. L'identité mythique dans le Candomblé brésilien, de Monique Augras (1982) dont la traduction française vient d'être, avec bonheur, éditée par Michel Maffesoli dans sa collection "Sociologie au quotidien" (Méridiens-Klincksieck, 1992) nous sommes introduits directement dans le problème du jeu entre le négatif photographique - ici le vieux fonds africain - et le positif des métissa ges, du quotidien, des pseudomorphoses blanches du Brésil moderne. L'errance de l'homme noir que déplore Faïk Nzuji, l'errance dans les atroces conditions de l'esclavage, soudain trouve un siège (assento) et se fixe splendidement dans cette demeure sacrée que les esclaves et leurs descendants ont su fermement construire sur la terre d'exil.

Parmi les qualités nombreuses de ce livre écrit avec méthode et avec une clarté - que nous disons, peut-être avec abus, toute "française" - relevons d'abord que l'auteur est ps ychologue. Insistons: une psychologue qui, depuis trente ans, a fui le ghetto parisien, le freudisme du XVIe arrondissement et la rue Jacques Lacan dans le Ve arrondissement, jouxtant la Sorbonne. Le titre de son livre n'est pas emprunté à Paul Fraisse ou à Lagache, mais à la pensée si richement "transversale" de l'ami Edgar (Morin). De plus, cette psychologue - fait si rare qu'il faut le signaler! - au contact de l'énorme mille-feuilles sociologique qu'est le Brésil, s'est engagée carrément dans les perspectives ethno-sociologiques ouvertes ici, dans la Baie de Tous les Saints, par Roger Bastide, Pierre Fatumbi Verger (l'un "disant tout ce qu'il sait, sachant qu'il sait peu", l'autre "sans conteste celui qui sait beaucoup", mais se taisant "trop souvent"). Soulignons, au passage, que l'un est "fils de Xango", l'autre, comme il me l'écrit gentiment, "awo" (Père du Secret) "parmi les Yorubas". Ajoutons à ces maît res Deoscôredes Maximiliano dos Santos plus communément appelé "Maître Didi", prêtre d'Obaluaê à Salvador... C'est dire que notre psychologue est à bonne école!

Après avoir pris ses distances, dans un premier chapitre avec les réductions identitaires de cette altérité - par laquelle se définit justement le sacré chez M. Eliade, R. Ott o, G. Van der Leeuw, G. Gusdorf - et opté décidément pour une approche compréhensive et phénoménologique de l'altérité constitutive du phénomène religieux et de son corollaire la métamorphose initiatique, notre ethno-psychologue entre progressivement dans le vif du sujet "brésilien". D'abord dans le chapitre II, "Les religions africaines dans le contexte brésilien", elle établit comment, à l'encontre de la tolérance des vice-rois et gouverneurs qui croyaient que les religions noires de tant d'ethnies diverses et même antagonistes permettaient de "diviser pour régner", le mixage inéluctable de l'esclavage a permis une sorte d e fédération théologique des divinités et des cultes africains, annexant au passage les équivalents catholiques. Religion nouvelle, ou plus exactement intégralement "réformée", aux racines africaine s confondues, et non syncrétisme, tel apparaît bien le Candomblé (en Haïti, le vaudou) "tentative de ressusciter mythiquement une Afrique" créant "un mode d'être foncièrement brésilien".

Dans le chapitre III, "Structure et dynamique du monde", Monique Augras dresse en quelque sorte le tableau de la "philosophie générale" de la mentalité, de la gnose du Candomblé: unité d'un univers de dualitude, ici-bas (acê) et au-delà (orum), et constant va-et-vient entre les deux. C'est à ce carrefour qu'est située "la personne" et ce carrefour est lui-même complexe, voire d'une complexité contradictorielle: la force d'Olorum, le dieu suprême est monnayée par tout un panthéon - à peu près seize divinités majeures - qui sont les "pères" et les "mères" des hommes. Chaque homme a le devoi r de connaître quels sont ses parents spirituels. La divination, bien sûr, joue un grand rôle dans ce sens, mais plus encore la liturgie qui révèle les identifications divines et assure le bon échange entre ici-bas et l'Au-delà. La liturgie répartit, ordonne la force magico-sacrée (axé). Toutes les substances minérales, végétales, animales, les aliments, etc. se classent en trois catégories fondamentales de l 'axé, symbolisées par les trois couleurs: blanc-rouge-noir. Cette taxinomie (qui n'est pas sans évoquer celle que Griaule repérait dans le "panier cosmique" des Dogons) détermine les interdits, les rythmes des tambours (atabaques) et les timbres des clochettes, les répartitions entre divinités de ce "polythéisme" où s'incorpore la force (axé) dans les animaux spécifiques sacrifiés et... dans leurs préparations culi naires. Le culte de cette force magico-sacrée (axé) - car il s'agit bien de cela - a pour scénario central l'initiation qui permettra à la divinité incarnant tel type de force, de "chevaucher" ses enfants humains dans l a fameuse "transe". L'auteur décrit les phases très précises de cette initiation qui permet à l'axé de circuler entre ici-bas et l'Autre Monde.

Un grand chapitre, le chapitre IV, est consacré aux pluriels "Modèles mythiques", c'est-à-dire aux spécifications de l'axé dans les divinités multiples du Candomblé. Exu "le commencement", Ogum le forgeron, Oxossi le chasseur et la forêt, Ossâim la flore médicinale, Obaluê (ou Omolu) seigneur des épidémies, Oxumaré "serpent de l'arc-en-ciel", Nanâ la terre, Xangô le to nnerre, Iansâ "reine des morts et des tempêtes", Oxum l'eau douce et la fécondité, Iemanja la mère des eaux, Oxala le père créateur des vivants... Il s'agit bien là de la coulisse théologique d e maintes mythanalyses, de "mythodrames", selon un terme d'Yves Durand. L'auteur ne se contente pas d'une sèche classification, elle interviewe les acteurs. Elle enchâsse chaque divinité dans les scénarios des mythes recueilli s auprès du Père Didi ou du Père Romeu, de Johana Elbein dos Santos ou de P. Verger...

Le chapitre V, plus bref, décrit "la Communauté", son espace rituel - le temple - son calendrier, la hiérarchie sacrée et les charges profanes. C'est à l'intérieur de la comm unauté que l'échange réciproque des dieux et des initiés circule. La solidarité communautaire est très forte: les membres de la communauté se considèrent comme frères et súurs, pères e t mères, fils et filles, toute relation sexuelle entre eux est prohibée comme un inceste.

Le chapitre VI, "Les enfants des dieux", porte la marque du psychologue: il est fait d'entretiens et de questionnements auprès d'une vingtaine d'initiés de sexe, de condition sociale, d'appartenance myst ique différents: une fille d'Ogum, deux enfants d'Oxossi, une fille d'Ossâim; le vieux Pedro comme Jussara, Giovanna, tous trois enfants de l'implacable Obaluê; Sergio, Laura, Fernando, Antonio, Nair fils du roi Xango; Dalila et Claudia filles de Iansâ, Sabina - qui est "mère de saint" - Renata, Dora, Mônica, Joelma toutes filles d'Oxum; Isabel fille de Iemanja... Dans ce chapitre, le récit se fait plus vivant encore, plus intime...

Si l'on peut dire, le "ton" de la participation affective n'a cessé de monter au cours de ces six chapitres et Monique Augras nous donne une belle leçon de cette "méthode compréhensive" ch ère à ses maîtres Bastide, Verger, Evans-Pritchard... Elle peut conclure de cette passionnante enquête - et quête! - anthropologique, au sens fort du terme: "Le drame que les enfants des dieux représentent sous la s cène rituelle, c'est la révélation qu'il faut être double pour être Un... Le double et la métamorphose ne sont point des aspects antagonistes de l'être: il faut se dédoubler pour se transformer..." Di gne message d'ouverture, de tolérance, de maturité spirituelle donné généreusement par les descendants des esclaves déportés, qui couronne cette profonde plongée dans les négritudes lumineuses de l'âme. Ajoutons qu'il ne faut pas s'étonner du succès croissant du Candomblé à Salvador, à Recife, à Rio où les terreiros (lieux de culte) refusent du monde et où apparaissent de plus en p lus des teints clairs, des blancs, sur le fond noir des anciens esclaves... Les "églises" chrétiennes devraient bien se poser des questions relatives à un tel succès...

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