Mathieu Boisvert. 1995. The Five Aggregates. Understanding Theravada Psychology and Soteriology. Canadian Corporation for Studies in Religion / Corporation canadienne des sciences religieuses, W. L. U. Press (coll. «Éditions SR», l7), 166 p.



Au coeur de l'enseignement bouddhique figurent les pañcupådånakkhandhå, les cinq «clinging-aggregates» ou groupes d'attachement.  On désigne ainsi les cinq ensembles de phénomènes (la corporéité, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience) qui sont à l'oeuvre chez les vivants plongés en ce monde de douleur.  «Cette soi-disant existence individuelle n'est, en réalité, remarquait déjà Nyanatiloka, qu'un simple processus de ces phénomènes mentaux et physiques, un processus qui depuis des temps immémoriaux a continuellement eu lieu et qui aussi, après la prétendue mort, continuera encore pendant des périodes de temps inconcevablement longues.»

Dans cette recherche, qui a d'abord été présentée comme thèse de doctorat (1993), Mathieu Boisvert reprend à nouveaux frais l'analyse de ces catégories.  Aussi surprenant que cela paraisse, il semble bien n'y avoir eu jusqu'ici aucune recherche exhaustive portant sur ce thème à l'intérieur du canon påli et de ses commentaires.  Aucune recherche n'a en tous cas encore utilisé la banque de données BUDSIR (conçue par la Mahidol University de Bangkok en 1989) qui contient tout le canon påli.  Il s'agit là d'un instrument prometteur, note A.K. Warder dans sa préface, et d'un travail qui ouvre la voie à d'autres travaux du même type.

Le livre de Boisvert se divise en sept chapitres : le premier porte sur le terme générique khandha (påli) / skandha (sanskrit); les cinq chapitres suivants prennent pour objet chacun des cinq khandha; et le dernier chapitre aborde en elle-même la question de l'interrelation des khandha.  La présentation est claire, le texte concis et agrémenté de douze tableaux qui aident grandement à la lecture.  On trouvera une table des abréviations (XI-XII), un glossaire des mots påli et sanskrits (151-153) (qui ne fait malheureusement pas la différence entre les deux langues), une bibliographie (155-162) et un index (163-166).  Les notes sont abondantes et fournissent heureusement, chaque fois qu'il est nécessaire, l'original des textes cités.  Il s'agit donc là d'un beau livre, bien charpenté, et que devront étudier tous ceux qui s'intéressent aux bases anthropologiques du bouddhisme qui s'est exprimé en påli.  Sans entrer dans les détails d'une argumentation souvent technique, je me contenterai de quelques remarques.

Les chapitres 2 à 6 constituent tous les cinq de petites monographies portant sur chacun des khandha.  Ils redéfinissent les termes, montrent les limites des traductions habituelles, passent en revue les diverses classifications proposées par le canon påli, et abordent la question du rapport de chaque khandha particulier avec la théorie de la production en dépendance.  On peut supposer que le BUDSIR a permis de retrouver l'ensemble des données textuelles portant sur chacun de ces thèmes et que les plus importantes ont été dûment utilisées.  Comme il s'agit d'une des caractéristiques principales de la méthode employée, j'aurais souhaité trouver dans ce livre une liste complète des références utiles dans le canon.  Cette remarque n'enlève cependant rien au sérieux du travail qui constitue déjà, sous sa forme actuelle, un outil précieux.

Ce livre comporte au moins deux autres originalités qui méritent d'être soulignées.  D'abord, il met en lumière l'importance de la «recognition» (saññå samjñå) qui contribue à perpétuer le monde de la souffrance et qu'il faut désactiver (p. 146) pour être libéré.  Il montre ensuite dans le détail que ces khandha ne sont pas des entités séparées les unes des autres, mais qu'ils forment une série de facteurs en dépendance les uns des autres, comme le sont les chaînons de la chaîne de production en dépendance qu'ils reproduisent en fait ou dont ils sont une paraphrase (p. 143; voir p. 149-150).

Le premier chapitre du livre porte sur le concept même de khandha / skandha utilisé pour désigner ces cinq ensembles de phénomènes.  On y trouve des remarques éclairantes, en particulier sur l'expression upådånakkhandha.  Mais l'étude du terme dans la littérature brâhmanique ancienne me semble laborieuse et insuffisamment étayée.  Les deux pages consacrées au mot lui-même ne suffisent pas à rendre compte de l'habituelle traduction par «agrégat».  Il est vrai que cette traduction paraît contemporaine des premiers grands travaux occidentaux sur le bouddhisme.  Eugène Burnouf l'utilise déjà, mais à regret, dans sa célèbre Introduction à l'histoire du bouddhisme indien.  Il aurait dû employer, dit-il, le mot «agrégat», mais préfère parler d'attributs.  Le terme agrégat semble lui avoir été suggéré par le travail de Goldstücker qu'il cite (p. 441-442).  En tous cas, il aurait été éclairant, à l'occasion de l'étude du sens de ce mot, de faire l'histoire de la traduction de ce terme, et de rappeler les hésitations de spécialiste comme Burnouf, également les remarques de Jean Filliozat qui préfère traduire ce terme par «ensemble».  A.K. Warder, qui a rédigé la préface du livre, traduit d'ailleurs ce terme par «group» ou «category».  Ce travail aurait pu être l'occasion de vérifier la pertinence d'une traduction peut-être moins heureuse qu'il ne semble à première vue.

Enfin, s'il m'est permis une dernière remarque, je dirais que, de façon générale, cette étude utilise curieusement assez peu les travaux des spécialistes qui écrivent en français.  Je signalerai seulement ici la remarquable étude de Lakshmi Kapani sur La notion de samskåra dans l'Inde brahmanique et le bouddhique dont les pages 167-224 du tome I touchent justement le bouddhisme indien. Cet ouvrage était sans doute trop récent pour avoir été utilisé dans la thèse, mais aurait dû avoir été au moins mentionné dans le livre.  Oserais-je souhaiter que les études d'orientalisme rédigées au Québec dépassent les clivages linguistiques et se montrent capables de mieux tirer parti de l'immense production française en indianisme.

André Couture
Faculté de théologie, Université Laval

 

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