Pascal Hachet. 1995. Les Psychanalystes et Goethe, Paris, L'Harmattan.


Voici un livre au titre trop modeste, mais ouvrant aux horizons de l'histoire des idées de très passionnantes perspectives. Parti d'un attrait tout subjectif pour Goethe, le psychologue Pascal Hachet s'est vite aperçu que Freud, lui-même, et quelque 120 psychologues et psychanalystes - dans quelque 180 ouvrages - ont cité Goethe d'une façon paradigmatique et souvent fondatrice pour leurs travaux. Les deux dernières parties de son livre, qui en comprend trois, ont trait justement aux rapports «passifs» des psychanalystes à l'auteur de Faust, tant dans les élaborations théoriques (IIe Partie) que dans les interprétations cliniques (IIIe Partie). Mais la Ière Partie, décisive, porte sur les investigations «actives» des analystes sur la personne, les oeuvres, les personnages, la créativité de l'auteur de Werther.

C'est dans cette première partie que Hachet saisit ce qui sera le fil d'Ariane qui relie le «phare» goethéen au début du XIXe siècle au «phare» aux multiples scintillements à la fin du siècle: Sigmund Freud. Notre analyste discerne six grands thèmes - qu'il appelle improprement «bassins sémantiques» - qui focalisent séparément la personnalité et l'oeuvre du poète et que je me permets de citer dans ma propre terminologie:

1) Dissimulation de soi

2) Escamotage de la sexualité génitale

3) «Régression», refuge dans la vie psychique archaïque

4) Emprise du maternel primitif

5) Le traumatisme du mal, de la mort, du déplaisir

6) La victoire sur l'emprise mortelle du «maternel» grâce au travail de la Pensée

Or ces phases discernées dans l'oeuvre et la personnalité du poète, Pascal Hachet, avec une méticulosité qui, quelquefois, distrait des grandes lignes du propos, a le mérite de les relever presque exhaustivement chez Freud et dans la galaxie freudienne: «les psychanalystes effectuent un parcours identique, partiel ou intégral, visant à explorer le prégénital puis à s'en extraire pour le théoriser.» Ce dossier très complet qu'instruit l'auteur autour de «l'Olympien de Weimar» ouvre d'immenses perspectives que Pascal Hachet me fait l'honneur d'intégrer dans ma théorie des «trois logiques: clivage, fusion, conciliation des contraires». Mais chez Goethe et chez les psychanalystes, l'ordre des «logiques» est inversé par rapport à l'ordre de mon propre exposé (je souligne au passage que, dans ma pensée, ce ne fut qu'un ordre «d'exposition» et non de «position» axiologique): les trois premiers thèmes (dissimulation de soi - génitalité escamotée - régression archaïque) sont bien régis par une «logique» de fusion; les trois thèmes suivants qui conjoignent l'emprise «des Mères», le mal, la mort et l'arrachement, obéissent à une «logique» de clivage. Enfin le 6e thème (qui recèle peut-être un 7e thème distinct) produit in fine la victoire par le travail, par l'oeuvre, «principe de plaisir et principe de réalités s'équilibrant ultimement en une totalité créatrice» régie par une «logique» de conciliation des opposés...

L'on est incité ainsi à sortir du - je répète - trop modeste projet restreint aux «psychanalystes», pour se demander si ce projet phasé sur fusion - arrachement - création n'est pas le fondement de tout un siècle qui s'ouvre par Goethe et se clôt par un «décadentisme» qui fait de la décadence, elle-même, le drapeau de la créativité: chez Thomas Mann, chez Proust, chez Baudelaire déjà (1857) mais aussi chez les théoriciens de l'Arbeiter: Jünger, Heidegger... Et j'ai, moi-même, placé dans l'étude du «bassin sémantique» du XIXe et dans celle du XXe siècle, Goethe pour l'un, Freud pour l'autre comme «nom du fleuve», comme paradigme historique et mythique d'un siècle... Grâce au profond travail de Pascal Hachet, qui soulève le voile sur ces vastes perspectives et dont il faut encore souligner la méticulosité, le désir d'exhaustivité, l'intelligence «globale» des problèmes, on doit se demander maintenant ce qui différencie le siècle romantique surplombé par Goethe, et le siècle ouvert par Freud, celui de la psychanalyse, celui de notre modernité.


Gilbert Durand,
U. de Grenoble

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