Par-delà les retentissants débats publics sur
la laïcité depuis une dizaine d’années au Québec, l’étude de Bertrand Lavoie
apporte un souffle nouveau à la problématique, aussi bien par son caractère
empirique appuyé sur la perception de fonctionnaires musulmanes portant le
hijab, que par sa posture méthodologique, tournée vers la religion « vécue », peu exploitée dans la littérature récente. L’introduction
et les deux premiers chapitres retracent de manière particulièrement
éclairante la mécanique des débats récents, au prisme de la sociologie du
droit, des religions et des relations ethniques, les moments pivots marquant
leur évolution et les mutations narratives s’opérant dans le cadrage récent
de la laïcité par le gouvernement québécois. L’introduction situe d’abord le thème du port
du hijab dans le cadre des imaginaires sociaux, des « narratifs sociaux
dominants », en désenclavant par le fait même la problématique du seul
registre cognitif, auquel les normes étatiques tentent souvent de le
confiner. Pour l’auteur, le hijab en public est l’objet de représentations,
de peurs et de fantasmes médiatisés par des évènements marquants, dont les
attentats du 11 septembre 2001. Or, avant ce moment de basculement, au
Québec, le hijab n’était pas sous le feu des projecteurs politiques ou
médiatiques, nous rappelle l’auteur, en se référant aux recommandations
d’organismes-conseils, pour qui l’interdiction du signe religieux n’était pas
encore à l’ordre du jour. La crise des « accommodements
raisonnables » eut raison de ce consensus fragile en marquant
l’irruption publique d’une controverse encore larvée, en ouvrant les valves
du débat public autour d’un nouveau conflit désormais polarisé entre Nous,
« les Québécois » et Eux, les autres… de plus en plus définis, au
lendemain du rapport Bouchard-Taylor (2008), en lien avec l’islam. Les débats
sur la Charte des valeurs (ou Projet de loi no 60) en 2013-2014 sont ensuite
venus cristalliser cette rupture du lien social, comme en témoignent
d’ailleurs plusieurs participantes de l’étude pour qui il y a un « avant » et un « après »
la Charte. La rétrospective s’arrête au projet de loi no 62 (2015) sur la
neutralité religieuse de l’État, adopté en octobre 2017. Mais l’élection
récente de la CAQ et son projet d’interdire le hijab chez l’ensemble des
fonctionnaires de l’État considérés en position d’autorité, incluant les
enseignants et les enseignantes, illustre clairement que le hijab se retrouve
plus que jamais à la frontière de l’identité nationale, comme le suggère
l’auteur avant cet épisode. Les deux chapitres suivants abordent
l’encadrement institutionnel du port du hijab du point de vue de
l’aménagement des droits fondamentaux (chap. 1) et des liens entre laïcité et
pluralisme (chap. 2). En retraçant les linéaments de l’articulation de la
liberté de religion dans le droit québécois, l’auteur éclaire à travers la
jurisprudence la primauté historique accordée à une conception subjective de
la croyance (critère de la sincérité) et d’une absence de hiérarchisation
entre les droits. Cette configuration, qu’il mesure de surcroit au
« test de Oakes » (R. c. Oakes [1986]), parait définitivement incompatible avec
l’interdiction du port du hijab. Cela dit, l’auteur suggère au regard de deux
exemples, soit l’arrêt Alberta c.
Hutterian Brethren of Wilson Colony [2009] et l’ouverture récente de la
Cour suprême à l’interdiction du port du niqab chez les témoins en certaines
circonstances (2012), que le droit canadien tendrait à s’orienter vers une
conception plus restrictive de la liberté de religion. La question peut
certes se poser, mais il faudrait certainement appuyer cette analyse sur un
corpus jurisprudentiel plus étayé et étendu dans le temps. Dans le chapitre suivant, l’auteur évoque la
trajectoire institutionnelle de la laïcité depuis la fin des années 1990 en
montrant à quel point l’« éthique du pluralisme » a percolé dans la
plupart des orientations politiques et juridiques adoptées, notamment à
l’École, avant la crise des accommodements raisonnables. Parmi les variables
permettant de rendre compte des résistances publiques de plus en plus vives à
cette culture du pluralisme moral, l’auteur souligne le rôle significatif des
différentes traditions juridiques télescopées dans le droit québécois et
canadien, soit le pragmatisme de la common
law et l’influence civiliste et française, construite autour du
législateur. Dans ce dernier cas, il rappelle que « La valorisation de
cette retenue judiciaire, parfois exprimées par la thèse du “gouvernement par
les juges”, s’explique notamment par la méfiance attachée à l’égard des juges
lors de la Révolution française, ces derniers faisant partie de la noblesse
sous l’Ancien Régime » (p. 97). C’est dans la deuxième partie, consignée dans
les chapitres 3 et 4, qu’est abordée la laïcité vécue par les fonctionnaires
portant le hijab en contexte québécois. Étant donné l’attachement affiché par
l’auteur en début d’ouvrage à une posture empirique, le lecteur peut être un
peu surpris par l’analyse passablement courte dédiée à la négociation
concrète de la laïcité par les femmes interviewées, comparée à l’ampleur des
chapitres théoriques. Néanmoins, l’analyse fine, sobre et rigoureuse laisse
de manière tout à fait pertinente et respectueuse la parole aux
fonctionnaires portant le hijab, une formule représentant déjà un oxymore
culturel pour plusieurs ténors d’une laïcité plus stricte. Les données restituées au sein du premier axe
de l’analyse, « Des parcours
menant au hijab » (chap. 3), permettent d’abord
d’aplanir un certain nombre de préjugés ambiants associant chez les femmes
musulmanes religion et déficit d’agentivité. Les trajectoires présentées,
bien qu’elles reflètent le profil spécifique de femmes très scolarisées
œuvrant dans la fonction publique ou souhaitant y travailler, mettent en
scène des femmes éminemment « postmodernes » au sens où on l’entend
en sociologie des religions, engagées dans un rapport fluide d’autovalidation
du croire où domine le critère de la certitude subjective (Danièle
Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement,
Paris : Flammarion, 1999). Elles présentent, en ce sens, de profondes
affinités électives avec les autres Québécois. Ce résultat coïncide
d’ailleurs avec la littérature récente, notamment dans le cas des femmes
québécoises converties à l’islam (Géraldine Mossière, Converties à
l’islam. Parcours de jeunes femmes au Québec et en France, Montréal :
Presses de l’Université de Montréal, 2013). Selon l’auteur, la plupart
d’entre elles se rapprocheraient du profil de « pèlerine », d’après
la typologie d’Hervieu-léger, au sens où le port du hijab marque le point
culminant d’une quête spirituelle à haute teneur intellectuelle, dans
laquelle la construction narrative occupe un rôle central. À la différence de
l’auteur, j’aurais plutôt associé le profil de ces participantes à la figure
de la « convertie », dans la mesure où malgré la place de la
« quête » dans leur parcours, ce dernier amène ultimement plusieurs
femmes à s’agréger à la tradition musulmane. A contrario, le cas du pèlerin se caractérise surtout par un
itinéraire marqué par la mobilité, l’adhésion temporaire et le bricolage des
croyances et des pratiques, ce qui me semble plutôt absent des témoignages
présentés. Ainsi, pour les participantes en quête, les normes religieuses ne
sont pas nécessairement assouplies, mais elles sont choisies, fondées sur une
forte réflexivité personnelle. Le chapitre quatre, ancré dans le rapport
vécu des femmes à leur milieu de travail, sous l’angle de leurs
positionnements par rapport à la laïcité, ouvre à une analyse contextualisée
de la conscience du droit et à une exploration des stratégies utilisées par les
actrices concernées, visiblement porteuses d’agentivité. Ce segment crucial
de l’analyse met à plat une autre idée préconçue, mais tenace, à l’égard du
port de signes religieux, en particulier en islam, selon laquelle les
normes religieuses et étatiques (au travail) entreraient nécessairement en
collision, en générant un conflit de loyauté. C’est d’ailleurs l’un des
principaux fondements des différents projets de loi qui se sont enchainés sur
la question depuis la commission Bouchard-Taylor (2007-2008). Or, il ressort
des données présentées que malgré la négociation parfois difficile de la
laïcité au quotidien, la plupart des femmes interviewées se situent dans un
profil « optimiste critique » à l’égard de la laïcité selon lequel
« le droit de l’État devient un terrain de jeu pour des tactiques
utilisées par les participantes afin de remporter des gains stratégiques sur
le plan professionnel » (p. 131). L’une de ces stratégies consiste, par
exemple à distinguer au plan discursif et cognitif la « vraie » laïcité
de celle « des médias », perçue comme l’objet de plusieurs
instrumentalisations. Suivant Becker (Howard Becker, Outsiders : Studies in the
Sociology of Deviance,
New York : The Free Press of Glencoe, 1963), on pourrait aussi
voir dans le profil optimiste critique une stratégie déployée par les femmes
pour contrôler l’étiquette de déviance qui leur est accolée et ainsi éviter
de compromettre leur propre « carrière » professionnelle dans la
société québécoise. Ce profil refuse en effet à la fois la transgression
« objective » de la
laïcité officielle et la « perception »
de déviance qui pourrait émaner d’autrui. À côté de ce profil nuancé,
certaines participantes adoptent des positions plus catégoriques, soit de
type profil « confiant », en accordant le plus grand crédit aux
normes étatiques et au modèle de laïcité existant soit de type profil
« réactif », en s’inscrivant plutôt en faux contre la laïcité
actuelle. D’un point de vue plus global, on peut se demander à quel point les
rapports entre l’interviewer et les interviewées, insérés dans des
« champs identitaires » (p. 166) différents, ont pu se répercuter
dans un sens ou dans l’autre sur les témoignages recueillis. En vue de dynamiser la typologie, il aurait
été intéressant que l’auteur relie au plan de l’analyse les types de
conscience du droit et le parcours ayant mené au port du hijab, à la
redécouverte de l’islam, voire aux discriminations vécues. De même, il aurait
été pertinent d’explorer la variabilité possible des stratégies mobilisées à
différentes étapes de la vie, professionnelle ou personnelle, ou selon le
contexte, les interactions vécues. Par ailleurs, l’analyse de la négociation
quotidienne de la laïcité est principalement menée au plan synchronique, mais
la dimension diachronique, par l’entremise de la trajectoire biographique,
aurait aussi été fort appropriée, afin de reconstituer les mécanismes qui ont
mené aux choix effectués, tant en matière religieuse que professionnelle, et
éventuellement d’agréger au plan théorique certains parcours. L’auteur conclut à la prédominance chez les
participantes d’une « conscience internormative » qui les amènent à
se positionner « avec »
la laïcité en tentant d’arrimer au quotidien les normes religieuses et
étatiques. On voit en effet à travers les témoignages que l’inclusion
professionnelle dans le secteur public représente un véritable vecteur de
socialisation citoyenne, et c’est là, à mon sens, la contribution pratique la
plus importante de l’ouvrage. Ainsi, plus l’employée est reconnue par ses
collègues et son milieu, plus elle tend à négocier ou à jongler naturellement
avec les divers ordres normatifs, sans forcément les distinguer en tant que
tels. Lien: http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2019/2019_BLavoie.htm
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