RELIGIOLOGIQUES, 18 (automne 1998) Marges contemporaines de la religion


L'histoire de Koulibali, l'Immortel, et de Dadouma, le marabout géomancien minyanka. Pour une critique des étayages langagiers que présuppose le projet classique des sciences

 

Christian Bertaux[1]

Abstract

Résumé

 

 

En préparant cet article, je me suis rendu compte que les matériaux de la divination par le sable que j'ai recueillis chez les Bambara et chez les Minyanka au Mali de l'année 1976 à l'année 1983 avaient eu une très grande importance sur mes hypothèses scientifiques ultérieures. En relisant les fiches de terrain que j'avais écrites en pays minyanka à cette époque, j'ai retrouvé une drôle d'histoire qui, tout en intéressant la sociologie et l'anthropologie du divinatoire, pourrait interpeller les historiens des sciences. Je n'ai pas trouvé la formule hexagonale du benzène [C6H6] dans un rêve en dormant comme Auguste Kékulé (1829-1896), mais j'ai proposé à Paris entre 1983 et 1985 une «théorie linguistique générale de l'énonciation»[2] dans un songe éveillé, digne des songes de Descartes, réactualisant une forme topologique «en boucle» que j'avais rencontrée au Mali dans le geste d'un devin. Tout s'est passé pour moi comme si la dimension signifiante des pratiques divinatoires que j'avais actualisée sur le terrain &emdash; pas à pas &emdash; au Mali, avait fait un effet subversif de visitation en venant occuper, transformer et remodeler, l'espace de réel dans lequel s'était formulée, antérieurement au terrain africain, mon approche linguistique générale des théories scientifiques.

C'est cette histoire que je voudrais raconter, en respectant la complexité des matériaux, tout en faisant dialoguer deux mondes parallèles où je jouais quelque chose à Paris dans la réminiscence quasi-proustienne d'une autre vie[3] &emdash; peut-être la vraie vie &emdash; que j'avais jouée au Mali. Malheureusement, dans la mesure où cette histoire ne peut se raconter que dans l'espace «dual» du dévoilement d'une autre histoire, elle a toutes les chances de dupliquer les pages retenues pour cette revue. Pour éviter cette duplication des pages, je ne présenterai que le début de «l'histoire de Koulibali l'immortel et de Dadouma, le marabout géomancien» en ne fournissant pas «la leçon de Dadouma» qui nécessite à elle seule un traité élémentaire de géomancie bambara et minyanka. Je ne préciserai pas non plus, de façon technique, les effets subversifs de rencontres qui ont pu se produire entre ma pratique des divinations africaines et ma théorie linguistique générale. Je me contenterai de témoigner du fait que le but d'une pratique de terrain en anthropologie n'est pas tant de décrire l'univers des autres en surface, comme s'il ne s'agissait que de matériaux culturels, mais d'accéder aux règles de transformations qui permettent au chercheur d'arriver à changer de modèle d'exister, afin d'accéder, à l'intérieur du texte scientifique, à la compréhension des univers rencontrés. La transformation d'un fait d'anthropologie religieuse en discours scientifique ne désignerait-elle pas aussi bien les limites de la science, si le discours scientifique restait en dessous de la complexité des faits rencontrés, que les limites du religieux, lorsque le discours scientifique, en dépassant les contraintes de ses logos habituels, se donne les moyens d'accéder à l'ordre de réel que désignent de tels faits?

Pour être au plus près d'un tel objectif, j'éviterai d'effacer les effets signifiants d'ordre théorique que mes rencontres avec Koulibali l'immortel et Dadouma le marabout géomancien minyanka ont entraînés sur moi, non pas que je veuille dans une sorte d'entêtement excessif ajouter aux matériaux bambara et minyanka quelque chose qui n'aurait avoir qu'avec mon histoire théorique personnelle et qu'il serait préférable de reporter ailleurs, du côté de la linguistique plutôt que du côté de l'ethnologie. Le lecteur devra comprendre peu à peu l'idée &emdash; certainement difficile &emdash; que ce type de «report» et de «coupure» &emdash; de refoulé &emdash; est dans les sciences sociales le défaut originel qu'il faut éviter à tout prix. Nous avons effectivement affaire en sciences sociales, non à des objets de coupure, mais à des objets d'interaction. Ces objets ne peuvent être appréhendés que si le dispositif langagier que présuppose la description scientifique est désigné de façon très précise. Il faut, épistémologiquement et méthodologiquement, expliciter les espaces métalangagiers que présuppose le sujet classique des sciences pour débarrasser ces espaces des déformations spécifiques corrélatives aux utilisations et aux appropriations que les outils et les imaginaires habituels de la pratique ethnologique font de ces espaces[4]. En d'autres termes, les sciences anthropologiques et sociales &emdash; et plus particulièrement les sciences politiques et religieuses &emdash; ne peuvent apparaître que dans l'exuvie des espaces de langage que présupposent les postures anthropologiques et sociales, politiques et religieuses, etc. du discours classique des sciences[5]. Il ne peut y avoir de sciences sociales[6] sans que ne soient redistribuées, dans le vaste panier des sujets, des objets, des langages et des institutions étudiés (= le domaine d'étude [DOM]), les propriétés langagières qui se trouvent dans le vaste panier des sujets, des objets, des langages et des institutions qui réalisent l'étude (= le contre-domaine d'étude [CDOM]). En désignant les interactions qui se sont produites entre «histoire de vie au Mali» et «choix théorique à Paris»[7], je commence à redistribuer &emdash; même si cette redistribution se désigne à une errance près[8] &emdash; ce qu'il faut réinjecter dans les univers à décrire afin d'éviter que les univers étudiés par les sciences sociales ne soient littéralement décapités[9] par les artéfacts théoriques et méthodologiques de ces sciences.

Les modèles économiques et politiques, juridiques et policiers, psychologiques et sociologiques, technologiques et linguistiques, psychiatriques et religieux, etc., que présuppose le corps de l'observateur scientifique, masquent les techniques d'étayages que doivent développer les usagers d'autres formes sociales pris à l'intérieur d'autres contradictions économiques et politiques et d'autres histoires institutionnelles. Il y a quelque chose des étayages anthropologiques que permettent les sociétés à légitimité rationnelle-légale[10] qu'il faut épistémologiquement et méthodologiquement quitter &emdash; «décapitaliser» &emdash; dans le texte scientifique.

Ma position en anthropologie est la suivante : l'objet de science de l'anthropologie est la description et la compréhension des modèles d'inventer l'humain Sn(A) qu'induisent les groupes sociaux historiques Sn[11]. Un tel objet est transcendantal. Il désigne un ordre de réel propre à l'anthropologie en particulier, et aux sciences sociales en général, indépendant en droit des logos qui cherchent à l'atteindre. Cependant, dans la mesure où il n'est pas possible d'accéder à un quelconque modèle d'inventer l'humain S2(A) si on ne peut pas dégager l'observateur des modèles d'inventer l'humain S1(A) auxquels il appartient, l'ethnologie, en tant que registre associé à l'anthropologie, bien que différent de celui de l'anthropologie, est obligée d'intervenir. Les grammaires génératives G2 qui réglementent les modèles S2(A) induits par les groupes S2 ne peuvent effectivement être appréhendées qu'au travers d'une description des transformations des modèles de l'humain que présuppose l'observateur afin que l'observateur scientifique puisse accéder à d'autres modèles de l'humain. La théorie ethnologique doit problématiser l'exigence fondamentale d'une «déproduction» [S1-1] (lire : S-un-moins-un) des modèles de l'humain S1(A) induits par les groupes socio-historiques S1 de l'observateur[12] afin de dégager des griffes du «mode de production» de la société de l'observateur la base anthropologique (A) nécessaire à la production et à la compréhension des modèles de l'humain S2(A). L'objectif théorique de l'ethnologie de terrain est ainsi l'établissement de règles de transformations (TC)[13] permettant de passer d'une grammaire générative G1 à une autre grammaire générative G2 : [TC] : G1&emdash;> G2 afin que le Sujet canonique [S] du projet classique des sciences (le sujet abstrait du langage de la science issu de la physique galiléenne dont l'ethnologue sur le terrain est un des représentants) puisse changer de modèles de l'humain S1(A) &emdash; > S2(A) en passant de son groupe social S1 au groupe social S2 sans rencontrer les résistances que le sujet concret (l'ethnographe), pris dans une relation interculturelle, rencontre inévitablement[14].

1. Histoire de vie au Mali

Année 1982, pays Minyanka, région de Koutiala[15]

Fiche : Karamoko KOULIBALI, limmortelVillage de Velagala
Vendredi, 12 novembre

 

Monsieur Karamoko Koulibali est un chasseur-agriculteur minyanka d'un petit village «Velagala», anciennement appelé Nounpasso. Le village est formé de quelques concessions familiales qui cultivent le mil et le coton. Il est situé dans la région de Koutiala à 200 km de Ségou. Koulibali est un ancien combattant &emdash; tirailleur sénégalais &emdash; de l'armée française. C'est un «immortel» comme on appelle en Afrique de l'ouest tous ceux qui ont échappé à la première guerre mondiale. Appelé d'abord à Dakar à 17 ou 18 ans, Koulibali a fait un an de service militaire à Amiens, puis deux ans à Orléans. Il a fait toute la première guerre mondiale en France. Il a vu tous ses amis mourir. Fait prisonnier, il a terminé la guerre dans un camp en Allemagne. Revenu au village en A.O.F., après la guerre de 14-18 &emdash; seul fils survivant &emdash;, il ne s'est pas réengagé dans l'armée. Il a, avec son père, poursuivi son travail d'agriculteur[16].

Avec Monsieur Karamoko Koulibali, nous[17] passons saluer le chef de village, Oumar Koulibali, un vieux parent de Karamoko Koulibali. Oumar Koulibali, en plus de chef de village, est le devin le plus en vue de ce village. Il utilise une «calebasse d'eau». Lorsque nous arrivons, il est assis dans une grande chaise-longue basse. Il est en train de se «défoncer» gentiment avec quelques uns de ses administrés à la bière de mil. Il y a de grosses rigolades. Nous nous asseyons. Nous saluons[18]. On nous tend des calebasses. Nous prenons quelques gorgées de bière avec eux. Elle est excellente.

D'une grande gentillesse, presque d'une grande sagesse, Karamoko Koulibali est un homme courageux. Il ne baisse pas les bras. Il est cependant pessimiste. Âgé maintenant de près de 86 ans, il est miné depuis un an par un problème de ventre lié à des vers parasitaires. Un des puits du village est pollué. Les enfants sont malades. La récolte de mil a été mauvaise. Le gros bourg d'à côté &emdash; mieux organisé &emdash; rafle à bas prix leur récolte de coton car ils n'ont plus de camion pour le transporter. Face à ces problèmes, la petite pension d'ancien combattant[19] de Koulibali &emdash; une manne inestimable qui lui permet d'avoir un certain pouvoir[20] &emdash; n'est plus suffisante. Koulibali, l'immortel, le dur, le courageux, le solide, l'invulnérable, le sage, n'a plus les moyens de faire face. Il lui vient des nostalgies qu'il peut confier d'autant plus facilement à l'ethnologue qu'il sait que ce dernier s'intéresse aux pratiques ancestrales.

Les fétiches[21] ne sont plus aussi forts. Plus de mil, plus d'argent. On est malade. On ne peut plus faire de fétiches, car on tue. Et dès qu'on tue, on nous met en prison. Autrefois, on tuait comme on voulait. Maintenant ce n'est plus possible. La vie maintenant est très dure. Pas d'argent. Nos fétiches ne peuvent plus être puissants. On est malade. Koulibali

Monsieur Koulibali avait donc un message à transmettre :

Les gendarmes ne nous laissent pas tranquilles. Si tu tues (pour fabriquer le fétiche qui permet d'avoir une bonne récolte), ils te mettent en prison. Et si tu fais une bonne récolte, ils te mettent également en prison (car ils supposent que tu as fait le sacrifice humain qui t'as permis d'avoir le fétiche qui te donne une si belle récolte). Dans les deux cas, ils te mettent en prison. Ainsi tu n'as plus de fétiche, tu n'as plus de récolte, tu n'as plus d'argent et tu es malade. Koulibali

Monsieur Karamoko Koulibali est donc pris actuellement entre deux logiques. D'un côté, son pouvoir d'ancien-combattant, son économie et sa santé, s'effondrent au beau milieu du système de légitimité rationnel-légal que présupposent la modernité, la scolarisation, l'économie de marché et les droits de l'homme. De l'autre, il caresse &emdash; par réaction &emdash; le désir de se reconstruire (ou de se disculper) en faisant appel à la tradition : au système de légitimité minyanka qui présuppose une économie de subsistance villageoise et une éducation fondée sur le secret et sur une gestion religieuse de la personne humaine entachée de soumissions, passant par l'inégalité des sexes et l'inégalité des âges et, à la limite, dans la dimension de réalité et de fantasme, c'est-à-dire de terreur, par le sacrifice humain. Le sacrifice humain est plus ou moins voilé, plus ou moins civilisé, grâce au jeu des substituts que développent les codes sacrificiels et les prescriptions divinatoires, mais il est omniprésent.

On pourrait traduire la revendication inacceptable de Koulibali de la manière suivante :

Si vous voulez que nous suivions les droits de l'homme et les lois de l'économie de marché, aidez-nous à faire augmenter nos pensions d'anciens combattants. Sans cela, nous qui nous sommes engagés dans l'armée française à vos côtés, nous allons perdre la face. Si les Nouveaux Gouvernants du Mali ne peuvent pas nous offrir un minimum vital [un RMI[22]], dites-leur, qu'ils acceptent que nous suivions les coutumes de nos ancêtres : le droit coutumier et la gestion sacrificielle des anciens. Cette gestion traditionnelle est très efficace. Tout le monde ici la connaît et la partage. Faites alors que les gendarmes nous laissent en paix. Qu'ils ne viennent plus nous chicaner lorsque nous sommes obligés de faire les sacrifices humains nécessaires à la production des bons fétiches qui nous apportent autorité, enfant, mil, coton et santé.

Koulibali se trouve actuellement dans une contradiction qui se manifeste dans sa relation réelle ou fantasmée aux gendarmes.

Quoiqu'on fasse, ils nous chicanent. Ils nous mettent en prison. Koulibali

Lorsque la civilité des substituts sacrificiels propres aux codes sacrificiels et aux prescriptions divinatoires disparaît, lorsque les drames existentiels liés aux problèmes économiques et politiques se développent, lorsque les pouvoirs sociaux locaux s'effondrent jusqu'à permettre &emdash; dans l'affolement général &emdash; aux imbéciles (lorsqu'ils sont puissants) de «passer à l'acte» en confondant symbolique et réalité pour se réapproprier un pouvoir fantoche, un pouvoir de fantasme : seule l'horreur des hécatombes humaines &emdash; et non plus seulement quelques rares, bien qu'inacceptables sacrifices humains &emdash; s'offre au gouffre d'un ordre de réel que questionnent l'anthropologie politique, la sociologie des conflits et l'anthropologie du divinatoire.

Dimanche, 14 novembre

Retour chez Karamoko Koulibali. Je demande à Koulibali si les militaires utilisent des fétiches. Cela l'amuse. Il devient prolixe. Koulibali distingue &emdash; en très bon français &emdash; les «fétiches collectifs» des «fétiches individuels». Il appelle en Minyanka yapèrlè (singulier, yapèrè) les «fétiches collectifs» aussi bien que les «fétiches individuels», en privilégiant cependant, à l'aide de cette notion, les «fétiches individuels» sur les «fétiches collectifs».

Les sacs du Nya (du culte de possession des Minyanka) sont bourrés de fétiches collectifs (yapèrlè). Pleins jusqu'au bord. Lourd, lourd... Koulibali

Personne ne doit voir les fétiches du sac [yapèrlè] sans mourir, surtout les femmes. Koulibali

Il appelle en minyanka «ya songnon» tous les fétiches, collectifs et individuels. Les fétiches individuels sont dépendants des individus. C'est grâce à eux que se réalisent les demandes personnelles (minyanka : chia) de mil, d'enfant, de chance, de santé, etc. La divination par la chaîne (minyanka : chi bon)[23],la divination par la calebasse d'eau (minyanka : Koman sa), qui utilise une pièce de monnaie que l'on jette dans la calebasse après lui avoir confié son espérance, et la géomancie[24] précisent les formes de «fétiches individuels» qui permettent de réaliser les «demandes personnelles».

On ne peut pas se démunir de ses fétiches individuels. Ils ne sont ni achetables ni vendables. Ils ne servent à rien pour une autre personne. Koulibali

La construction d'un «fétiche individuel» nécessite une suite d'ingrédients liés entre eux autour du «noyau» secret du fétiche (souvent en métal, représentant parfois des objets usuels réduits : enclume, houx, outil, etc., parfois un os[25], etc.). Sur ce «noyau» sont nouées des racines et des plantes mises en poudre. Ces poudres sont considérées comme redoutables. Elles sont spécifiques à chaque fétiche. On ne peut maîtriser la puissance d'un fétiche si on ne maîtrise pas ses poudres. Certaines poudres tuent, paraît-il, à distance, lancées dans les couloirs aériens du vent[26]. On ajoute à ces ingrédients des incantations [minyanka et bambara : klichi] et des formules magiques elles-mêmes indispensables à l'efficacité du fétiche. On lie tous ces ingrédients, les noms et les paroles compris, avec des fils attachants les Noms des djinns (diables) et autres paroles. Le tout est mis dans un sac de coton (minyanka : yapèrè bòr). Le sac de coton (minyanka : bòrè) est la bouche du fétiche. Il sera recouvert du sang des victimes. Le fétiche qui aura «bu» le sang sera ainsi «rafraîchi» (minyanka : yapèrè wolokò). Le corps du fétiche devient très rapidement noir et gluant. On malaxe ces entités dans le sang des victimes, il faut «bien les frotter» pour en faire des boules noires ou des boudins de sang coagulé. On peut les cacher dans sa maison aussi bien que dans la brousse. Le fétiche est un «diable» (en français) : il n'est pas seulement habité par un diable. C'est une entité spirituelle à laquelle on s'adresse comme si c'était une personne. Cette entité peut nous aider, enseigne Koulibali. Elle peut nous protéger, elle peut nous faire parvenir ce que nous avons demandé, elle peut attaquer nos ennemis. Elle peut se «venger». Le fétiche meurt si on arrête les sacrifices sanglants.

Possédé minyanka écrasé par le sac du Nya
rempli de yapèrlè collectifs

[Photo Ch. B.]

Les yapèrlè sont des «diables» [djinns] qui nécessitent des sacrifices annuels collectifs, en plus des sacrifices occasionnels qu'on leur offre lorsqu'on a besoin d'eux pour réussir une entreprise[27]. Lors des sacrifices occasionnels, on utilise un petit morceau de calebasse, parfois triangulaire comme le kònòbarada des géomanciens minyanka[28]. Sur ces morceaux de calebasse, il est souvent gravé des signes de divination[29]. On met sur la surface interne du morceau de calebasse (triangulaire gravé ou non) un peu de «sable blanc» (en français) [chiurò, de la «cendre», en minyanka] mélangé à des limons et à des poudres [dangereuses] (poisons, drogues) faites avec des plantes et des herbes. On confie aux signes et à la poussière [limon, cendre, poudre] déposée sur le morceau de calebasse sa demande et sa prière.

Prière faite par Karamoko Koulibali

1. «Voilà Dieu [klè] [mot minyanka qui signifie Ciel] , il faut m'aider. Il faut m'aider pour que mon Diable [yapèrè] prenne bien mon poulet. Pour qu'il me donne la chance»

1 bis Dépôt d'un peu d'eau au pied du yapèrè.

2 «Voilà Diable [Yapèrè], voilà mon poulet noir (ou rouge, etc.)[30]

2 bis Le poulet est montré au yapèrè. [Il ne doit jamais être blanc pour un yapèrè individuel qui doit être fort c'est-à-dire méchant].

3 «Que si j'ai fait quelque chose de mauvais pour vous [les ancêtres], il faut me pardonner. Ne pas me battre»

3 bis Offrande d'un peu de «sable blanc» (de la cendre : chiurò) ramassé avec le morceau de calebasse pour demander pardon aux ancêtres (par le canal du yapèrè).

4 Koulibali disperse alors silencieusement tout le contenu du petit morceau de calebasse chargé des poudres [enrichies par leur contact aux signes qui sont sur l'intérieur du morceau de calebasse perçue comme un ventre en gestation[31]]. Il émiette les poudres sur la tête du yapèrè.

5 «Voilà ton poulet noir (ou rouge ou etc.)» [le couteau en main. Les pattes pendent. On tient la tête, le cou bien ouvert]

«Voilà ton poulet. Il faut le prendre. Je te donne à manger le sang. Donne moi aussi à manger de l'argent».

5 bis Koulibali égorge le poulet. Le sang coule dans la bouche du yapèrè [le sac] et sur tout son corps [tête, cul]. Le poulet se charge alors par retour de la «force» (bambara : nyama) du yapèrè.

6 Koulibali jette alors le poulet égorgé qui finit d'agoniser sur le sol. Si le poulet meurt après avoir fait plusieurs tours, le ventre au ciel, le yapèrè a accepté l'offrande.

7 Lorsque le poulet égorgé meurt le dos au ciel, Koulibali a une procédure pour éviter de recommencer son offrande (une poule valait 1 200 F maliens à Koutiala en 1982). Il demande au yapèrè : «Pourquoi tu ne veux pas mon poulet? Est-ce que j'ai fait quelque chose qui ne va pas?»

7 bis Koulibali prend alors une noix de cola, crachouille dessus en faisant Tubisimilay [une expression déformée signifiant en arabe «Au nom de Dieu» et qui sert à chasser les djinns dans toute l'Afrique ]. Puis il casse la noix de cola en deux parties. Il jette les deux parties sur le sol. Lorsque les deux parties internes de la noix sont face au ciel cela signifie que le yapèrè a accepté. Si non, il faut recommencer le ou les sacrifices.[32]

Du côté du morceau de calebasse gravée placé à droite [fig. 1, no.3], il n'y a que des mouvements qui convergent vers le yapèrè [fig. 1, no.4], d'une part, de la calebasse vers le yapèrè par le canal de la poussière (signes, cendre, limon, poudre, paroles, salive), d'autre part, du sacrificateur vers le yapèrè par le canal de la prière (chargée de noms, d'invocations, d'intentions et de vérité [salive]). Il n'y a pas ici de retour du yapèrè vers le sacrificateur/ sacrifiant. Du côté de la victime placé à gauche [fig. 1, no.2], il y a un mouvement qui converge (par le sang) vers le yapèrè [fig. 1, no.4] et un mouvement inverse qui «diverge» du yapèrè vers la victime, le sacrificateur et le sacrifiant [fig. 1, no.2 & no.1].

 

Le sacrifiant/sacrificateur est protégé des risques d'explosion de son propre corps (consécutive à la divergence langagière qui s'énonce du yapèrè vers lui) en disposant d'un «bouclier» convergent formé du corps vivant de la victime qui réceptionne, capitalise, limite et ferme, dans la transformation vie/mort de l'offrande, cette divergence. D'où la théorie énergétique[33] indigène du NYAMA qui désigne un flux qui va du yapèrè (fig. 1, no.4) au corps de la victime (fig. 1, no.2) en parcourant un canal qui inverse le canal du sang[34]. Le corps de la victime «encaisse» ainsi, à la place du corps du sacrificateur, les effets que le yapèrè produirait sur le sacrificateur/sacrifiant s'il n'y avait pas de victime. L'acte d'offrir la victime sert de «bouclier» qui protège le sacrifiant des effets en retour, trop puissants (divergents), allant du yapèrè au corps du sacrificateur/sacrifiant. La chair de la victime en situation d'agonie sert de «capteur» qui se charge de la force (nyama) du yapèrè. C'est cette force (nyama) qui sera offerte au sacrificateur et aux sacrifiants pour lesquels il intervient grâce à l'acte du partage de la victime (partage qui médiatise le nyama accumulé et réinscrit le groupe social) et grâce à l'acte de consommation de sa chair par le ou par les sacrifiants (consommation qui réinclut les sacrifiants dans l'espace de langage de la scène sacrificielle)[35]. La consommation n'a lieu que si le sacrifice est «bénéfique» c'est-à-dire que si le nyama que développe le yapèrè est recherché pour «étayer» le ou les sacrifiants.

Le statut des paroles pleines (avec des mots) ou vides (produites silencieusement par le mouvement du petit morceau de calebasse) est complexe. Il change selon qu'il s'agit d'une simple demande (minyanka : man), d'une invocation suivie d'une demande (minyanka : klichi), d'une formule magique ou d'une «prière» (en minyanka : sèr). Pour Karamoko Koulibali :

Si [il y a une] prière, on ne mange pas. On mange, car pas de prière. Koulibali

En d'autres termes, un bon musulman ne peut pas se compromettre spirituellement en mangeant de la viande sacrificielle s'il a fait une prière (sèr) à dieu (à Allah). Par contre, s'il a fait une demande à son yapèrè en passant par le dieu de ses ancêtres (klè) sans que le dieu des musulmans ne soit averti par une prière (sèr), il peut manger la viande sacrificielle[36].

Je pose alors à Koulibali la question de savoir s'il est possible de demander (minyanka : klichi) à un yapèrè tout à la fois argent, mil, enfants, coton, femme, etc.? Il me répond :

Il [ne] fait jamais tout à la fois. Il fera une chose... puis une autre. Koulibali

Il est donc nécessaire de produire autant de yapèrlè que de demandes spécifiques et ceci pour chaque individu. Karamoko Koulibali me montre dans une des pièces de sa maison de banco, dans une grosse lessiveuse de l'époque coloniale recouverte d'une peau de chèvre bloquée par une grosse pierre, une grande quantité de boules noires et de sacs ayant la forme de boudins noirs goudronnés (de 5 et 20 cm) à force d'être lissés dans du sang coagulé. Il s'agit là de ses yapèrlè. Il y avait pas mal de «monstres» là dedans. Les uns servaient pour chercher de l'argent, les autres pour obtenir de bonnes récoltes de mil ou de coton, certains contre la maladie, d'autres pour chasser les ennemis et se protéger des gendarmes, etc. Leur vue est interdite aux femmes[37].

Toutes les sociétés traditionnelles qui s'étayent sur une source[38] de générativité du type charismatique-religieux (une révélation) viennent masquer, civiliser, revoiler &emdash; c'est-à-dire révéler (revelare) &emdash; un certain ordre de réel que diffusent et médiatisent les pratiques divinatoires. Dans l'urgence, dans la méconnaissance qu'entretiennent la peur et la tyrannie, cet ordre de réel sans médiation n'est autre qu'un gouffre dans lequel s'engouffre la destruction folle (sociologique) de certains hommes par d'autres hommes à la recherche de substituts sacrificiels qui leur permettent momentanément et grossièrement &emdash; dans la criminalité sociale &emdash; d'éviter la destruction encore plus folle (anthropologique) de soi par soi[39].

Koulibali est loin d'être un mauvais bougre. C'est en fait un homme convivial, un père et un grand-père de famille, un brave homme, un bon agriculteur, un peu «bandit»[40]. Ses propos agressifs &emdash; quelque peu paranoïaques &emdash; font référence à la banalité d'un ordre de réel que semblent méconnaître tous les «penseurs universitaires» étayés idéalement dans les «étoiles» (celles de Copernic) du «rationalisme individuel» et du «libéralisme subjectif» que développent le mode de production et les modes de représentation issus des rapports sociaux occidentaux. Par la force des choses, Koulibali sait que les «étoiles» ne tiennent pas toutes seules[41]. Il sait donc de quoi il parle lorsqu'il parle de ses fétiches. Il sait à quoi il doit faire face en tant que chef de famille lorsque tout s'écroule. Il ne peut pas se permettre de ne pas essayer de faire face &emdash; coûte que coûte &emdash; à l'aide des moyens du bord que lui offre la tradition &emdash; pour pallier à son propre effondrement mental, prémice de l'effondrement général de son entreprise villageoise d'agriculteur et de chef de famille.

Or c'est grâce à ses fétiches &emdash; surtout quand ce sont des fétiches «forts»[42] &emdash; qu'il peut faire face à la folie, à la famine, à la maladie, à la détresse, à l'impuissance et à la mort.

Tu dors. Tu trembles. Tu vois quelque chose pas bien. Pourquoi ça? Il faut sacrifier. Une cola, des habits, des oeufs, un bonnet. Enfouir tout ça, dans une termitière. À l'est. Koulibali[43]

C'est grâce à ses fétiches qu'il peut faire face à la férocité des puissants, aux méchancetés des impuissants, à la jalousie, à la maladie mentale, à la maladie sociale, à la sorcellerie, aux gendarmes et aux bandits.

Est-ce que les gendarmes sont venus pour nous battre, pour nous voir, [ou] pour venir [pour] quoi? [Pour savoir] si les gendarmes sont venus pour nous battre, pour nous voir ou pourquoi, ça va «taper par terre» (ninyè tio) [géomancie] et ça va «taper sur la calebasse» (tièrè tio). On demande ça au Komansa (la calebasse d'eau[44]). Prière : «Komansa, Komansa [invocation], aide moi à trouver le yapèrè qui peut me «tenir debout». Viens [kom pa], viens [kom pa], pour comprendre les choses [Kele ki nya tyè] et pour qu'ils retournent chez eux [ta kanki]. Koulibali

Lorsque toutes les mesures humaines s'effondrent dans la détresse, il n'y a pas &emdash; pour Koulibali &emdash; d'autres réponses que de faire appel à ces «cultures de survie» &emdash; à ces révélations ultimes &emdash; qu'ont bricolées avant lui ses ancêtres et qu'il bricole depuis toujours. Menacé du gouffre, Koulibali recherche les étayages extérieurs qui lui manquent, mais que présuppose la panoplie des alliances sociales, réelles ou fictives, politiques ou religieuses. Pour dépasser ce manque, il fait alors appel à un «hyper-intérieur» d'ordre topologique, logé au delà de lui-même, capable d'articuler l'être de sa personne à l'intérieur des articulations &emdash; énonciatives, verbales et non verbales &emdash; de sa demande : en essayant de bâtir sa tête, son souffle, ses âmes et son corps dans les racines et les écorces des arbres pour les étayer sur de l'inaccessible[45]; en attachant sa propre ombre, par derrière sa tête, sur les ombres des arbres et sur les oiseaux du ciel; en étayant son souffle dans la parole des poudres, des lézards et des plantes; en captant les bruits du vent et du sable; en décodant les signes des dieux, des animaux et des diables; en s'automutilant et en mutilant les autres[46] &emdash; au besoin jusqu'aux limites de l'insupportable &emdash; pour arriver à renaître tel un phénix le pied posé sur l'ombre de sa propre dépouille. Inévitablement, dans l'espace de langage que tend à produire celui qui se détache de son ombre [JA], se met en place la différence absolue qu'un homme peut offrir à un autre : la mort (sociologique) de l'autre dans l'évitement (anthropologique) de la mort de soi-même.

La tradition a policé &emdash; masqué, éduqué, humanisé, rendu supportable, symbolisé, fantasmé, minimisé &emdash; jusqu'à refouler le sacrifice humain ultime en rejetant l'urgence d'une telle béance dans le lointain big bang d'une histoire ancestrale. Cependant, au premier grand drame, à la première faille, l'inacceptable du sacrifice humain ou l'insupportable des hécatombes qui le multiplient jusqu'au délire, se réactualise régulièrement dans la surenchère et la bêtise des luttes de pouvoir des groupuscules et des sociétés secrètes. Cette urgence propre aux cultures de survie a cependant produit des réponses qui ont historiquement marché et qui marchent encore, aussi folles soient-elles, aussi imbéciles, aussi criminelles soient-elles. Son syndrôme détient ainsi une fonctionnalité qu'il est urgent de saisir avec des outils topologiques &emdash; non «idéologiques», non «moralistes» et non «psychologiques» &emdash; puisqu'aucune «bonne intention», aucune loi, aucune morale, aucun humanisme, ne peuvent l'éradiquer. Les pratiques modernes de la raison et les pratiques traditionnelles de la divination ont peut être ici même combat. Le divinatoire n'est-il pas là pour coder, civiliser, médiatiser, la «pulsion d'hécatombe» en évitant de refouler les sources implacables de la folie sacrificielle? Il y a dans toutes les cultures qui font appel au sacrifice humain &emdash; même fictif &emdash; que déclinent &emdash; dans la réalité &emdash; les excisions, les castrations, les mutilations, les cannibalismes, etc., &emdash; la trace «non refoulée» &emdash; presque lucide &emdash; de ces ignominies fondatrices &emdash; fussent-elles masquées dans les institutions par toute une panoplie de substituts du sacrifice humain faits avec des chiens[47], des poulets, des boeufs, des poules ou même, à l'intérieur de l'inégalité que développent les grammaires sociales, avec des albinos, des jumeaux, des esclaves, des émigrés ou des captifs[48]. Les expéditions punitives, les descentes armées et les massacres pseudo-militaires, les lynchages rapides désignent bien plus que les conséquences dramatiques, mais «normales» de luttes pour le pouvoir, la dimension d'une béance anthropologique[49] qui fait symptôme et dont les déclinaisons sociologiquement anormales &emdash; folles et criminelles &emdash; peuvent nous aider à mieux penser et à mieux conjurer la folie de l'holocauste nazi[50]. Il suffit qu'il y ait de nouveau un drame social pour que la béance anthropologique se ré-entr'ouvre avec les mêmes incohérences[51].

Le propos de Koulibali, l'immortel, fait appel ainsi à un ordre de réel qui se fonde sur un certain type de savoir qui apparaît plus facilement dans les petites sociétés traditionnelles. Ces petites sociétés ont du mal à cacher la gestion du sacrificiel sur laquelle se constitue l'économie de leurs formes de productions historiques de l'humain dès lors que cette gestion passe par le contrôle des événements individuels et collectifs à partir de la maîtrise de la source fantasmée de générativité anthropologique de ces événements. Or quels sont les spécialistes traditionnels qui dialoguent avec cette source de générativité fantasmée des événements en la médiatisant, en la diffusant, en la civilisant, en la spécifiant et en la révélant? Ce sont les devins.

Mardi, 16 novembre

J'ai aperçu, en entrant plus loin de la concession de Koulibali, un drôle de «truc»: un monticule cimenté dans sa cour. C'est une sorte de fétiche énorme, que je n'ai jamais vu ailleurs avec cette taille. Cela m'intrigue. Il faut que j'en sache plus. Comment a-t-il obtenu ses fétiches?

Son père lui a transmis quelques fétiches individuels. Mais il en a fabriqué lui même beaucoup, à la suite des prescriptions des devins. Il regrette cependant que son père ne lui ait pas transmis le secret de certains fétiches comme le fétiche contre les gendarmes :

Quand on part à un jugement, à la gendarmerie, on garde dans dans sa poche un fétiche contre le juge. On est alors toujours innocent. On a raison. Sans cela le juge va mourir. Koulibali

Il s'agit d'un yapèrè personnel très fort. Son père disposait également d'un yapèrè appelé «nyini kanjiuku» (ce qui signifie «plus fort que tous [les yapèrlè]»).

Il suffit de mettre la poudre de ce yapèrè sur un autre yapèrè pour le tuer. Koulibali

Le «nyini kanjiuku» était censé commander tous les yapèrlè. Il avait été apporté à son père par une femme.

Un jour, une femme inconnue du village, est venue aux abords du village. Il a abordé la femme. Ils ont couché ensemble. Elle lui a montré ses grigris. Elle avait un yapèrè. Elle lui a dit les paroles. Il l'a tuée. Il a gardé le yapèrè [52]. Koulibali.

Ce yapèrè volé à cette femme[53] était tellement puissant qu'avec lui «on n'égorge pas le poulet». Le poulet est tué directement par la présence du fétiche.

Avant de mourir, le père de Koulibali avait construit dans la cour de sa maison un immense fétiche en forme de cône [en ciment] recouvert d'un canari[54]. Mais ce fétiche n'a jamais servi, car son père est mort avant de transmettre les paroles qui permettent de l'activer. Les trois quarts de la cour de Koulibali sont occupés ainsi par un grand monstre en ciment inutilisable et inutile qui trône là tel le témoin tout à la fois de son père et des pratiques ancestrales perdues.

Le yapèrè jina est un yapèrè particulièrement important. C'est un diable, qui nécessite un sacrifice annuel, près du fleuve où il est apparu pour la première fois[55].

Le Sèrkono se présente sous la forme d'un seul sac très gros qu'on met dans une charrette. Le dimanche, la nuit après le dîner, vers 10 heures [du soir] On fait alors la fête. Tamtam. Koulibali

En repassant le seuil de la maison après avoir vu la lessiveuse de yapèrlè de Koulibali (recouverte d'une peau de chèvre bloquée par une grosse pierre), j'ai aperçu quelques porte-bonheur. J'en ai profité pour lui montrer que j'avais compris sa leçon, en lui faisant remarquer, de façon tout à fait innocente, que ces objets n'étaient pas des yapèrlè.

La petite chaîne de fer du seuil et le porte-bonheur aux médecines de la porte

«Ces porte-bonheur ne sont pas des yapèrlè», me dit Koulibali. Ce sont des «offrandes» [bambara des Minyanka : «sarakatiw»; bambara : «sarakaw»]. Ce sont des objets sans «bouche», c'est-à-dire sans sac et sans sang coagulé, qui ne font pas appel à des sacrifices sanglants. Le fétiche de la porte fonctionne comme un «filtre spirituel». C'est un destructeur des miasmes que les gens ramènent de l'extérieur de la maison à l'intérieur. Le fétiche du dessus de la porte est couplé avec le fétiche du seuil : une petite chaîne posée sur le seuil au travers de la porte. En obligeant les pieds des visiteurs, venus de l'extérieur, à se soulever, le fétiche du seuil fait abandonner à l'extérieur les mauvaises choses que ces visiteurs traînent avec eux. Et, en obligeant les têtes à passer sous l'influence bénéfique du fétiche du haut de la porte, ce second fétiche porte-bonheur dépouille les visiteurs de leurs mauvaises pensées en les détachant des génies et des diables qui les provoquent.

 

Après avoir vu les «yapèrlè» que Koulibali avait entassés à l'intérieur de sa maison, protégé de ces fétiches par la chaîne du seuil et le porte-bonheur du haut de la porte (qui je l'espère fonctionnent dans les deux sens), j'appréciais l'air et la beauté du ciel bleu..., le chant des oiseaux et les piaillements des poulets, la vie africaine près du mur ocre des maisons carrées en banco, le cri des enfants, l'aboiement des chiens [que les enfants et les adultes sacrifient au moment du culte du Nya [56]].

Jeudi, 18 novembre

C'est bien volontiers que Karamoko Koulibali s'est laissé prendre aujourd'hui en photographie dans la cour de sa maison avec sa jeune femme enceinte. Les photographies ne sont-elles pas des médecines en Afrique? [57] J'en ai profité pour mettre dans le champ d'optique de mon appareil photographique le curieux «truc» qui se trouve dans la cour de Koulibali.

 

De la droite vers la gauche, Koulibali, sa jeune femme et le fétiche de son père : un immense cône de ciment recouvert d'un canari qui encombre toute la cour.

[Photo. Ch. B.]

 

Samedi, 20 novembre

J'ai appris que les Koulibali ont un fétiche (yapèrè) très puissant contre les serpents &emdash; un «ciè wara» [bambara : un fauve mâle]. Dans les ingrédients qui forment le fétiche, il y a une plante mise en poudre qui fait exploser, dit-on, les serpents à distance.

Un jeune enfant, Mamadou, 12 ans, connaissait une histoire sur ce ciè wara : «Un voyageur s'était fait piquer sur la route par un serpent. Il est arrivé dans la cour avec le serpent qu'il était arrivé à tuer dans la main. Ce voyageur était quasiment mort. On lui mit de la poudre du fétiche des Koulibali dans la bouche et cela l'a sauvé.» Lorsqu'il arrive un deuil par morsure de serpent chez les Koulibali de Bougourou, c'est une tragédie[58].

La jeune épouse de Koulibali nous salua avec beaucoup de gentillesse et nous offrit une calebasse d'eau. Sa jeune femme sortie avec Dobar, je demande à Koulibali, s'il avait utilisé des fétiches pendant la guerre de 14. Il me fait un grand sourire. Il me reparle alors de la guerre.

Les militaires ont beaucoup de fétiches. Sans cela il n'y a pas d'«immortels». Eux [les immortels], ils ont des fétiches très forts. Ils ont des grigris. Ils ont des protections et des sortillèges[59]. Koulibali

Koulibali avait, bien entendu, amené toute une collection de fétiches et de grigris en France. Et ses fétiches étaient a posteriori particulièrement efficaces. La preuve : il était resté en vie pendant la guerre. C'est grâce à ses fétiches et, plus particulièrement, à une PROTECTION [seben] très efficace &emdash; et très facile d'emploi &emdash; qu'il avait achetée chez un marabout avant son départ qu'il avait pu échapper à l'hécatombe de la première guerre mondiale. Quelle était cette protection? Il suffisait, selon Koulibali, de dessiner certains signes sur le sable et de s'asseoir dessus ou de dessiner ces signes sur une feuille de papier [ce qui est bien plus rapide] et de s'asseoir dessus pour être invisible et invulnérable. J'étais particulièrement convaincu... et tout à fait intéressé pour acquérir ce type de merveille. Le coup d'État militaire qui venait de se produire au Burkina Faso ne rendait-il pas ce genre de protection tout à fait utile? L'histoire de Koulibali pourrait, pour le lecteur, paraître extraordinaire, mais elle est banale en Afrique noire aussi bien dans les villages que dans les villes. Cependant, Koulibali était-il déjà à court d'imagination? Avait-il eu cette idée subitement pour continuer à me raconter quelque chose afin de me retenir? Avait-il besoin &emdash; contre ses voisins, contre ses ennemis, contre les gendarmes, contre la «pouasse» [le défaut de garsigè bambara, de baraka arabe, de praña hindou] qui l'entourait &emdash; pas de bons fétiches, pas d'argent, pas de mil, peu de coton, la maladie &emdash; de s'étayer dans le fantasme? N'était-il pas dans la nécessité continuelle de redorer pour lui-même [pour ses ancêtres, pour son NOM de Koulibali[60]] son blason d'immortel en métamorphosant, à sa façon, les scènes d'une guerre de 14 qui s'éloignaient de plus en plus de lui[61]? Ou toutes ces hypothèses étaient-elles vraies et fausses à la fois? Qu'importe! L'histoire ne manquait pas de piquant. Qu'on l'imagine : Monsieur Koulibali, ce héros de la première guerre mondiale, un ancien combattant pensionné de l'armée française pour s'être engagé pendant la guerre 14-18 et avoir lutté vaillamment sur le front de la Marne, nous apprenait que, dans les engagements militaires les plus durs, loin de faire appel à un yapèrè minyanka, un FAUVE (wara), qui lui aurait permis (au moins subjectivement) de décupler ses fureurs guerrières[62], il s'asseyait calmement sans rien faire sur les figures placées par terre d'un marabout géomancien, afin d'éviter magiquement &emdash; invisible et invulnérable &emdash; le combat.

J'ai vu arriver sur moi des chars. J'ai mis sur le sol mon sortilège. Je me suis assis dessus sans bouger. Les hommes et les chars sont passés, à ma gauche et à ma droite, sans me voir, sans tirer, sans m'écraser.[63] Koulibali

L'histoire était évidemment très belle, certainement trop belle[64]. J'avais déjà entendu ailleurs ce type d'histoire, à Markala. Je n'y avais pas fait attention en la laissant dans la grande panoplie des maraboutages. Elle me laissa ici néanmoins songeur. Ce qui m'intriguait, c'était que Koulibali &emdash; bien que conseillé par les plus grands chefs des société minyanka, des vieux, des «as» des yapèrlè très «forts» &emdash; avait eu besoin en France, un pays de lettrés, de la culture lettrée d'un aarabout. J'aurais voulu en savoir davantage, mais pour éviter les précisions que j'allais évidemment lui demander, Koulibali coupa court à mes questions en me disant :

Ce sont les marabouts qui connaissent ces protections et ces sortilèges. Ils savent dire les paroles. Ce sont leurs affaires. Koulibali

Koulibali ne pouvait pas ou ne voulait pas en dire plus &emdash; car ce n'était pas «son affaire», c'est-à-dire qu'il risquait d'entrer en conflit avec quelqu'un. Qui pouvait être en concurrence avec Koulibali? Les cultivateurs de coton du village voisin? Le marabout-anti-féticheur de ce village? Or, il y avait &emdash; comme par hasard &emdash; un marabout à moins d'un kilomètre de Velagala-Nounpasso &emdash; près du fameux bourg qui raflait à bas pris tout le coton de Koulibali et qui, très certainement, devait avoir des gens capables de faire toutes les choses interdites que Koulibali s'interdisait, bien entendu, de faire.

Fiche : Dadouma, le marabout géomancien minyankaAux environs du Village de Bougourou. Dimanche, 21 novembre

 

Dadouma est un devin minyanka qui connaît les cauris et la géomancie. C'est un personnage très différent de Koulibali. C'est un lettré marabout africain &emdash; au courant de toute la magie bambara et minyanka &emdash; mais qui s'interdit les sacrifices sanglants des féticheurs. C'est un saint homme qui dirige quelques fois les prières de la petite mosquée de Bougourou. C'est un homme raffiné, ouvert, curieux, généreux. Dans un village bambara ou minyanka, le village est souvent coupé en deux groupes d'influence[65] : les gens de la mosquée et les gens du komo (des sociétés païennes et des féticheurs). L'arrière-garde est le plus souvent du côté du komo ou du nya (en pays minyanka). C'est là qu'on trouve les soulards, les gueulards, les buveurs de bière de mil et les sacrificateurs «défoncés», les «méchants» et les «clochards» du politico-religieux. L'avant-garde se trouve le plus souvent du côté des musulmans africains avec les lettrés &emdash; l'instituteur, le gendarme, l'homme d'affaires, etc. &emdash; et tous ceux qui sont au courant des rituels administratifs et religieux plus raffinés. En rencontrant Dadouma, je passai chez l'ennemi. Il était du côté de la Mosquée contre les gens du Nya ou du Komo et il était près du fameux bourg qui donnait des cauchemars à Koulibali. Dadouma connaissait déjà beaucoup de choses sur moi, à mon insu. Il savait que je pratiquais la géomancie bambara (tienda, trabu), que je «tapais la terre» (minyanka : nynyè [terre], tio [taper])[66]. Cela l'intriguait. Il avait envie de me voir. L'entrevue fut facile. Il m'invita à passer une soirée dans sa case, une simple pièce carrée en banco à côté du village de Bougourou.

Nous nous sommes dit plein de bonnes choses. Je lui ai parlé de la France, de «Paris-même». Nous avons ri. Nous avons «tapé la terre» (fait la géomancie). Je lui ai demandé enfin s'il avait entendu parlé d'une protection contre les fusils qui protège contre les ennemis en rendant invisible et intouchable. Il me dit tout de suite qu'il connaissait une protection qui produisait tout ça. J'étais tombé juste...

C'était un grand secret (guino, en minyanka). Ce secret valait 25 000 francs maliens[67]. Je lui dis alors qu'il avait bien raison de prendre 25 000 francs maliens pour ce grand secret qui mériterait &emdash; vu l'importance de ses pouvoirs &emdash; certainement davantage. Je lui dis que j'étais très heureux qu'il ait un si grand savoir, mais qu'entre tiendalaw (géomanciens)... je savais qu'il savait [68]... qu'il n'était pas possible «de monnayer son savoir». Cela ne le fit pas rire. Je récidivais. Je lui dit que... je savais qu'il savait... qu'un géomancien minyanka, un marabout, un saint homme... un tapeur de terre[69], ne pouvait gagner de l'argent, sur «le dos de la terre», sans perdre au village son pouvoir de devin. Il ne riait pas. Il faisait semblant de ne pas comprendre. Je lui dit alors, en frappant de la main la terre, que je savais qu'il savait qu'il n'est pas possible de TAPER LA TERRE (en minyanka : nynyè tio) et de TAPER MON ARGENT (en français). Il éclata de rire en me tapant sur la paume de la main. Il avait compris, et il ne pouvait plus le cacher. Le code de la géomancie villageoise s'était ainsi réaffirmé sans qu'aucun dde nous deux ne puisse faire semblant de ne pas le savoir. Et ceci, grâce à une petite crise de possession [déclenchée par un «linguiste mathématicien»] qui en obligeant à «lâcher DU HAUT DU CIEL» (minyanka : klè][70] &emdash; dans la dépossession d'un rire &emdash; du CORPS, du BRAS et de la MAIN &emdash; avait réactualisé &emdash; en «nous tapant le cul par terre»[71] &emdash; le consensus à la loi de la géomancie villageoise[72] : si nous nous égarions l'un et l'autre à faire des échanges monétaires sur le dos de la terre (bògò, en bambara, la terre, mais aussi, la tombe), la terre nous reprendrait nos pouvoirs de devins. Dadouma comprit qu'il n'aurait rien de moi. La loi de la géomancie villageoise était réaffirmée. Dadouma le savait. Je lui promis, alors, entre «collègues», de lui offrir aussi un grand savoir[73]. Cela le consola.

Bon joueur &emdash; comme si rien ne s'était passé &emdash;, Dadouma me dit alors, généreusement, avec érudition, tout ce qu'il savait sur le sortilège d'invisibilité et d'invulnérabilité auquel se référait, très certainement, Karamoko Koulibali. Je pus mieux appréhender ce qui avait dû filtrer, aux oreilles de l'Immortel, à moins qu'il ne l'ait effectivement utilisé &emdash; car ces sortilèges au Mali sont très anciens &emdash; pendant la guerre de 14, ce qui est fort possible (et ce qui pour nous n'a que peu d'importance). Je n'avais pas de carnet pour noter ce qu'allait me montrer Dadouma.

Avec un géomancien africain, qui fait très souvent des erreurs à valeur «divinatoire» dans la construction formelle de ses thèmes[74], c'était inopportun. Ceux qui notent trop tôt sont perçus au village ou en ville comme des gens «mesquins». Je n'ai jamais été aussi attentif de ma vie. Il me fallait coûte que coûte me souvenir des tracés et des gestes du devin[75].

 

La leçon de Dadouma

 

Le SEBEN

Fig. 2

 

C'est très certainement sur un petit papier de ce type que Karamako Koulibali s'est assis en 1914-1918 pour se protéger de l'attaque des fusils et des chars allemands.

 

La leçon de Dadouma est longue. On ne peut la comprendre que si on connaît bien la pratique de la géomancie bambara. J'ai rédigé cette leçon pour écrire cet article, mais, si je l'incluais à ce texte, il prendrait des proportions extravagantes. Il ne pourrait plus être accepté. J'arrêterai donc là «l'histoire de Koulibali l'immortel et de Dadouma, le marabout géomancien minyanka», afin de boucler le plan de cet exposé[76] : arriver à interpeler les blocages du projet classique des sciences à l'aide des pratiques des devins bambara et minyanka qui, en étant capables de reconstruire des choix paradigmatiques virtuels à l'intérieur des modèles d'existences indigènes, sont également capables de désigner les étayages langagiers que présupposent et qu'amnésient les modèles de l'humain des sociétés à légitimité rationnelle-légale.

 

 

2. Choix théorique à Paris

J'ai fait paraître en 1985 un polycopié de linguistique pour mes étudiants en anthropologie et en sociologie de l'Université Paris 7 Denis-Diderot. Je l'ai diffusé à mes collègues du CNRS et de l'École normale supérieure (de la rue d'Ulm et de Fontenay-aux-Roses) ainsi qu'à René Thom. Je développais dans ce polycopié intitulé «Gestes et images dans le cheminement de la parole. Les propriétés de l'énonciation» [Paris, 1985], une approche linguistique topologique de l'énonciation. Douze ans après, à la relecture de ce polycopié et de mes carnets de terrain[77], je me rends compte de l'importance que les matériaux divinatoires que j'avais recueillis en Afrique, ont eu sur cette production théorique. J'ai dû faire pas mal d'effort au Mali, ce fameux dimanche 21 novembre 1982, pour arriver à mémoriser dans le geste de Dadouma la rosace géomantique qu'il avait tracée rapidement sur le sol (voir le calligramme placé au milieu du Seben, fig. 2). J'en ai rêvé toute la nuit du dimanche 21 au lundi 22, emporté dans son tracé comme le serait un astronaute &emdash; cavalier ou chamane &emdash; propulsé à l'intérieur d'une «montagne russe». Et c'est, comme par hasard, de retour à Paris, que, sur le plan théorique, avant ma conférence faite au séminaire de philosophie et mathématiques de l'École normale supérieure sur «Le Nombre de Pindare», j'ai télescopé le cheminement en «boucle» de la rosace géomantique de Dadouma sur le schéma du «Circuit de la parole» donné dans le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure [Payot 1968, p. 27]. Grâce à ce télescopage et à sa théorisation, je disposais désormais de règles de transformation simples [TC] permettant au sujet langagier du projet scientifique (dont l'ethnologue sur le terrain est un des représentants) de passer de la grammaire générative G2 utilisée par les devins bambara et minyanka au Mali à la grammaire générative G1 utilisée par les francophones à Paris telle qu'elle était désignée dans la problématique saussurienne du langage. Je n'en dirai pas plus ici. Je renvoie le lecteur intéressé aux indications bibliographiques.

 

Mon propos a été de montrer que les faits anthropologiques et sociaux se viabilisent à l'intérieur d'un ordre de réel que masque l'invariant culturel, anthropologique et social, économique et politique, linguistique et religieux, que présuppose le projet classique des sciences. L'objectif fondamental d'une pratique anthropologique «forte» de terrain est ainsi d'échapper à cet invariant. La pratique «forte» &emdash; physique, gestique, rêvée, fantasmée, somatisée, etc. &emdash; d'une géomancie africaine exige, en particulier, de l'acteur scientifique de «vider les lieux» du site politico-religieux d'où se développent les représentations transcendantales hypostasiées du monde, non pas seulement pour quitter les sites &emdash; culturels &emdash; fictifs d'un pouvoir théologique et bureaucratique, mais pour repérer, cartographier et libérer autour de ces sites, à l'intérieur d'une topologie du langage, des zones mal syntaxisées d'ombre et de lumière propres à une «topique» (au sens du Es, du Ich et de l'über-Ich freudiens) aménagée de diverses manières et d'une autre manière dans un village africain qu'au Collège de France, à l'Université Paris 7 Denis-Diderot, à l'École pratique des hautes études (ÉPHÉ) ou au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)[78].

 

Les pratiques bambara et minyanka étudiées sont elles-mêmes prises à l'intérieur d'espaces de langage équivalents à la méga-transformation qui conduit l'observateur &emdash; avec tous les Seben du monde &emdash; à repasser &emdash; dans son retour à sa propre société &emdash; d'une forme de société S2(A) à légitimité charismatique-religieuse à une forme de société S1(A) à légitimité rationnelle-légale[79]. Il ne peut y avoir dès lors ni anthropologie ni sociologie théoriques sans que ne soient mesurés les artéfacts de la procédure classique des sciences[80]. En posant l'invariance du sujet de la raison des sociétés rationnelles-légales, le discours scientifique classique ne peut ni décrire ni comprendre les propriétés des univers signifiants qui développent, réalisent et transforment nos imaginaires de la raison, en faisant varier les modèles d'inventer l'humain[81]. Loin d'être des faits associables simplement à une «mentalité primitive» ou à «une pensée sauvage», les faits «religieux» appartiennent aux grandes technologies de la production de l'humain. Dès lors, l'ordre de réel dans lequel se satellisent les pratiques liées au fétichisme, au totémisme, à la divination, au chamanisme, aux cultes de possession, aux codes sacrificiels, aux sacrifices humains, aux réincarnations, aux transfigurations, aux résurrections, aux révélations et aux apocalypses, interpelle la sociologie générale. Les pratiques religieuses visent &emdash; au beau milieu du projet classique des sciences &emdash;, les limites propres aux modèles d'inventer l'humain que développe le mode de production des sociétés rationnelles-légales. En arrivant à questionner la «barre» linguistique à visée générale (VG) propre aux modèles de l'humain que présupposent les sociétés de l'observateur, l'anthropologue de terrain est capable d'aider à l'avènement d'une subversion épistémologique nécessaire au développement de toutes les sciences[82].

 

Allais-je sur le terrain pour décrire les Bambara comme on l'avait déjà fait tant de fois sur d'autres ethnies dans le redéploiement encyclopédique des mêmes limites littéraires et scientifiques, alors que les Bambara étaient déjà hyper-décrits, aussi bien du côté de l'anthropologie religieuse (Zahan, Dieterlen, Cissé, Gibbal, etc.) que de l'anthropologie sociale (Tauxier, Meillassoux, Bazin, Anselme, etc.) ou allais-je sur le terrain &emdash; avec le minimum de moyens de survie &emdash;, si ce n'est pour questionner un capital scientifique et littéraire rarement réuni que j'avais pu assimiler grâce aux hasards de ma vie (mathématiques, physique, biologie, linguistique, littérature, philosophie, histoire, pratiques instrumentales musicales, pratiques équestres, pensées hindoues, pensées chinoises, géomancie, cartomancie, histoire des sciences, informatique, etc.)? Qu'allais-je faire sur le terrain villageois en Afrique, si ce n'est ce que mes collègues non scientifiques étaient bien incapables de faire : arriver à questionner les cadres épistémologiques et encyclopédiques classiques des sciences dans lesquels se produisait de façon récurrente l'affirmation d'une même philosophie du monde, autoritaire, bourgeoise, pédante, étriquée, où &emdash; comme bien d'autres avant moi[83] &emdash; j'étais à l'agonie? J'allais évidemment travailler avec des devins bambara villageois &emdash; ma thèse de «mathématique linguistique[84]» écrite &emdash; non pas pour faire une nouvelle thèse, mais pour questionner la mienne.

 

Que peut-on espérer d'un musicien qui va vivre en Italie, une description de l'Italie ou une nouvelle symphonie? À l'intérieur de l'histoire de ma recherche, une des conséquences «limites» &emdash; imprévisibles et fructueuses &emdash; de l'anthropologie du divinatoire a été de manifester des pratiques très précises qui désignent, dans le texte scientifique classique, une PLACE &emdash; surchargée de contenus sociologiques, économiques, politiques et religieux &emdash; qui, si elle était occupée sans précaution, par les acteurs des sciences sociales, rendrait les pratiques divinatoires totalement illisibles.



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[1] Christian Bertaux est directeur de recherches en sciences sociales et maître de conférences à l'UFR de sciences sociales de l'Université Paris 7 Denis-Diderot.

[2] Ch. Bertaux, Gestes et Images dans le cheminement de la parole. Les propriétés de l'énonciation. Éd. Bertaux. Polycopié pp. 1-122 / Université de Paris 7, 1985.

[3] Pour préciser l'exemple de Marcel Proust, disons que pour moi le «pavé mal équarri», «la vue des clochers de Martinville», «la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion», «la phrase du septuor de Vinteuil» de La Recherche du temps perdu se trouvent au Mali, tandis que le «temps retrouvé», grâce au travail d'écriture, se trouve à Paris.

[4] Les outils de l'ethnologue sur le terrain sont des «fétiches laïcs» qui fonctionnent comme des «arts militaires internes» de sauvegarde des modèles de l'humain de la société de l'observateur, au beau milieu des inducteurs anthropologiques et sociaux producteurs des modèles de l'humain de la société observée. Parmi ces «fétiches laïcs» nous avons : la montre, la carte de géographie, la voiture, la boussole, la feuille de papier, le stylo Bic, etc. Ch. Bertaux, «L'ethnologie classique au sens de Malinowski», Canadian Journal of Anthropology / Revue canadienne d'anthropologie, Vol. 4, no 1, Summer/été, 1984.

[5] Claude Lévi-Strauss a indiqué quelque chose &emdash; qu'il a placée à la fin de son petit ouvrage sur «Le totémisme aujourd'hui» (PUF, 1962) qui n'est pas loin de mon propos. Il nous dit : «[...], si l'illusion recouvre une parcelle de vérité, celle-ci n'est pas hors de nous, mais en nous». Cependant en indiquant que «Le prétendu totémisme relève de l'entendement, et les exigences auxquelles il répond, la manière dont il cherche à les satisfaire, sont d'abord d'ordre intellectuel», il a mis les scories du totémisme du côté du COGITO cartésien en éludant les propriétés issues du SUM des mathématiciens sur lequel il s'étaye pour désigner cette «illusion totémique». Or ce sont les propriétés métalangagières du projet des sciences sociales dans leurs relations «totémiques» aux sciences exactes qui, en ajustant l'observateur sur le regard laïcisé du dieu du monothéisme judéo-chrétien, masquent les propriétés d'étayage anthropologique et sociologique essentielles aux pratiques indigènes du fétichisme et du totémisme. On peut concevoir ces pratiques comme étant des techniques de sustentation des corps humains et des corps sociaux immergés dans des espaces topologiques de langage qui eux-mêmes ne tiennent pas tout seuls... et qu'il faut libérer dans le champ théorique en délivrant ce dernier des artéfacts d'étayage issus de l'observateur. Le propos de cet article est de montrer que les pratiques très concrètes d'étayage liées au fétichisme africain et au totémisme amérindien ne se ramènent en fin de compte à une «illusion totémique» que pour un observateur au «regard éloigné» construit hors des champs qu'il étudie. Il est dès lors nécessaire de réinterpréter de façon critique les étayages méta-théoriques que l'observateur accapare et éclipse du champ théorique dès lors qu'il jouit d'un fétichisme et d'un totémisme bien précis qui s'appellent : «Feuille de papier, stylo, bureau, livres, horloge, lumière électrique, rituel d'écriture, horaire de travail, conférences, feuille de paie, Sécurité sociale, etc.» et «histoire du monothéisme religieux», «Révolution française», «Droits de l'homme», «agrégation de philosophie», «institutions de la recherche et de l'enseignement», «Académie française» et «monuments historiques».

[6] J'appelle «sciences sociales» la matrice formée par les sciences de l'homme (anthropologie, ethnologie, psychologie, psychanalyse, etc.), les sciences de la société (sociologie, organisation, droit, gestion, etc.), les sciences de l'échange (économie, politique, religion, art, etc.), les sciences du langage (linguistique, sémiologie, rhétorique, tehnologie, etc.).

[7] Après avoir dirigé les Cahiers du Laboratoire du Changement Social (LCS), Histoire de vie et choix théorique, no.1, juin 1996, Publication de l'Université Paris 7 Denis-Diderot, où il s'agissait de demander à des chercheurs professionnels de raconter quelques éléments de leur vie afin de réfléchir sur leurs choix théoriques.

[8] À une errance près, qu'une analyse critique pourra toujours, après coup, élucider. Il faut considérer en anthropologie l'avènement d'une production théorique comme étant de l'ordre d'un symptôme de générativité cherchant à protéger l'acteur scientifique des effets signifiants du terrain.

[9] En remplaçant la vision biblique du monde du dieu de la Génèse par la vision copernicienne du monde que développait la mathématisation de la nature, les représentants du sujet canonique des sciences se sont retrouvés idéalement dans une posture de transcendance qui leur permet de faire croire qu'ils peuvent tenir un discours sur le monde comme s'ils étaient sans corps, sans inconscient, sans liens de parenté, sans classe sociale, sans langage, sans histoire et sans langue. En faisant appel à un sujet canonique des sciences ayant forclos l'ordre de réel dans lequel ses représentants se fondent, le projet même d'une science sociale est condamné. L'objet des sciences sociales n'est pas seulement logé dans le domaine d'étude (DOM) qu'un sujet canonique en posture de transcendance se donne à voir. L'objet des sciences sociales est avant tout logé dans les relations de passages et d'interférences qui se jouent entre le domaine d'étude (DOM) où se logent les groupes sociaux étudiés et le contre-domaine d'étude (CDOM) où se logent les observateurs.

[10] À l'intérieur des sociétés à légitimité rationnelle-légale [les sociétés qui légitiment leurs actions en faisant appel aux lois de la «nature» que découvre la raison (aspect rationnel) et qui développent le corpus de leurs lois en intégrant, à ces lois, les lois toujours plus nombreuses d'une nature plurielle (aspect légal)], les interprétations en sciences sociales [celles des artistes, des écrivains, des professeurs, des journalistes, des managers, des leaders, etc.] ont des rôles comparables à celles tenues par les charlatans des sociétés à légitimité charismatique-religieuse [des sociétés qui réduisent le corps de leurs lois en le soumettant régulièrement à la violence singulière d'une inscription sacrificielle (aspect charismatique) en faisant appel, pour légitimer ces lois, à une «surnature» dévoilée au travers d'une folie religieuse appelée depuis Platon «divination» (manikè/mantikè) (aspect religieux)]. Voir Max Weber, Économie et Société. Paris 1971; Romain Laufer et Catherine Paradeise, Le Prince bureaucrate. Machiavel au pays du marketing. Éd. Flammarion, 1982.

[11] A étant une base anthropologique supposée universelle, S1 étant les groupes socio-historiques de l'observateur, S2 étant les groupes socio-historiques observés, S1(A) étant les modèles d'inventer l'humain induits par les groupes socio-historiques S1, S2(A) étant les modèles d'inventer l'humain induits par les groupes socio-historiques S2.

[12] S1-1 signifie qu'il faut défaire théoriquement les effets induits par le groupe S1 sur la base anthropologique A pour dégager cette base des effets du groupe S1. Théoriquement S1-1(S1(A))= A. Pour le concept de «déproduction». Voir Ch. Bertaux, «Façons de faire et façons de penser. La pratique du terrain dans les sciences sociales. Les cas français et africain», dans Mots, Représentations, Enjeux dans les contacts interethniques et interculturels (sous la dir. de K. Fall, D. Simeoni, G. Vignaux) Les Presses de l'Université d'Ottawa, 1994. Voir également, Ch. Bertaux, Le concept de déproduction. Le devenir aveugle chez les Gourmantchè (sud-est du Burkina Faso), 1986 [texte repris dans ma thèse d'État, Université Paris 7, 1988] où le rituel du Markiagu des Gourmantchè décrit par Michel Cartry est interprété comme étant une parade topologique capable d'éviter un phénomène de «déproduction» générateur de cécité.

[13] Voir Ch. Bertaux, «Théorie des Catastrophes et Divination par le sable», dans Michèle Porte (dir.), Passions des formes. Dynamique qualitative, sémantique et intellibilité, À René Thom, École normale supérieure, Éditions Fontenay-St Cloud, 1994.

[14] La distinction que je fais entre ethnologie et ethnographie est différente de celle de Claude Lévi-Strauss. Pour Claude Lévi-Strauss, l'ethnographe est un homme de terrain qui vient observer et décrire une société particulière. L'ethnologue, par contre, est un concepteur hors terrain &emdash; un homme de laboratoire, académique ou universitaire &emdash; qui cherche à théoriser de façon comparatiste les matériaux de terrain rapportés par les ethnographes. L'ethnologue n'est pas, pour Claude Lévi-Strauss, nécessairement un «homme de terrain». C'est un «astronome des sciences sociales» &emdash; qui se donne fictivement le statut transcendantal de l'observateur galiléen classique des sciences. Pour moi, l'ethnologue est un «spéléologue des sciences sociales». C'est une femme ou un homme de terrain &emdash; car il n'y a pas d'ethnologue sans terrain &emdash; qui essaie de produire une pratique forte de terrain. Il y a effectivement au moins deux façons d'envisager une pratique de terrain : une pratique que j'appelle «faible» et une pratique que j'appelle «forte». Dans une pratique «faible» de terrain, l'observateur reste fondamentalement égal à lui-même. Protégé par de multiples arts militaires externes et internes (voir note 5), l'observateur vient récolter en surface des faits culturels &emdash; géographiques, sociologiques, anthropologiques, économiques ou historiques exotiques &emdash; sans préciser leur dimension d'inducteurs anthropologiques générateurs de modèles spécifiques de l'humain. En ne notant pas les effets signifiants que les faits de terrain produisent sur son propre corps, et, par delà cette mesure singulière, sur les codes sociaux de sa propre société, l'ethnographe redistribue tous les faits qu'il rencontre dans le grand invariant littéraire propre aux modèles culturels dominants d'inventer l'humain de la société à laquelle il offre son travail. Pour que les faits que ramène l'ethnographe ne soient pas décapités de leur dimension anthropogénétique spécifique, il est nécessaire de développer, à l'intérieur même des logos scientifiques, les conséquences d'une pratique «forte» de terrain. Dans une pratique «forte» de terrain, l'observateur doit essayer d'accéder aux modèles de l'humain S2(A) en étant au plus près des pratiques indigènes, ce qui implique pour l'ethnographe de quitter, au moins partiellement, au moins fictivement à l'intérieur de la reconstruction d'un texte scientifique, les modèles de l'humain S1(A) que présuppose sa société. Je réserve donc le mot ethnologie pour désigner une anthropologie transformationnelle capable de rendre compte, sur le plan théorique, du fait que le sujet du projet classique des sciences n'est pas une entité vide [Ø] qui transcenderait tout terrain, mais le représentant S1(A) d'un terrain particulier lié à une forme sociale particulière qui est conduit à changer d'inducteurs anthropologiques en changeant de terrain de S1 à S2, de S2 à S3, etc., et de Sn à S1. L'ethnologue doit être ce technicien et ce théoricien capable de préciser &emdash; de façon claire à l'intérieur d'un texte scientifique &emdash; les règles de transformation permettant de réaliser un changement de terrain c'est-à-dire à des changements d'états multiples de l'humain associés à des changements de groupes sociaux et de formes socio-historiques qui peuvent entrer en contradiction avec le projet universaliste des sciences. En confondant l'objet de anthropologie Sn(A) et celui de l'ethnologie S2(A), les sciences sociales contemporaines fixent l'observateur à l'intérieur du discours pseudo-transcendantal des sociétés S1(A) en plaçant le sujet classique des sciences au sommet d'une mesure fictivement vide de l'humain. Elles s'interdisent dès lors à comprendre la dimension de béance anthropologique caractéristique du réel visé par les sciences sociales et les symptômes sociologiques, économiques et politiques, artistiques et religieux, qui tendent à gérer cette béance. L'ethnographie, dans la pensée classique, est alors réduite à n'être qu'une pratique faible de terrain que présuppose le sujet transcendantal des sociétés à légitimité rationnelle-légale.

[15] Les Minyanka sont des populations proches des Sénoufo. Ce sont les Bambara qui appellent ces populations «Minianka» d'un mot Bambara qui signifie : «les gens du BOA» [Le Python de Séba]. «Le nom de «Minianka» est un terme bambara inconnu de la plupart des Minianka eux-mêmes.» [Georges Chéron, Le Dialecte Sénoufo du Minianka, Librairie Paul Geuthner, 1925]. Les Minyanka, de leur côté, appellent les Bambara «Dyoula». Indiquons que le mot «Bambara» est un mot français qu'utilisèrent les administrateurs français pour nommer les «bamana», la population majoritaire de ces régions qui parlent le bamanakan, une langue mandée. À la suite des Bamana/Bambara, les administrateurs nommèrent Minianka, ou Minyanka, les populations minoritaires du cercle de Koutiala qui s'appellent elles-mêmes les Mambal et qui parlent un dialecte proche du sénoufo, le manbar, une langue voltaïque riche de vocabulaire mandé qui, comme toutes les langues voltaïques (dont le gourmantchè) répartit son vocabulaire en «classes grammaticales» possédant des pronoms personnels de classes. La pluri-ethnicité, le pluri-linguisme et l'inter-ethnicité sont de règle en Afrique. «Au milieu des Minianka, on rencontre d'importants groupements de Bambara, de Dioula, de Foulbé [Peuls] et surtout de Marka, vivant souvent dans le même village et parfois aussi dans le même quartier. Par contre les Minianka se sont infiltrés dans les régions voisines [de Koutiala] où ils ont formé des colonies assez conséquentes.» (Georges Chéron, op. cit.) Une des caractéristiques culturelles et cultuelles des Minyanka est de «manger tout ce qui bouge [sauf les ailes d'un avion et les pieds d'une table]», en particulier, des chiens.

[16] En 1997, il existait encore plus de deux mille «poilus» anciens combattants de la première guerre mondiale vivants en France. Le plus jeune ayant 97 ans. Koulibali devait avoir 22 ans en 1918 à la fin de la première guerre mondiale, 49 ans à la fin de la seconde guerre mondiale et 86 ans en 1982 au moment de l'enquête. Il a dû retourner au village, dans l'ancien «Soudan français» [futur Mali] en Afrique occidentale française (A.O.F), en 1919.

[17] Dobar m'accompagnait dans ce voyage. Avec elle, je n'étais plus symboliquement du côté des «preneurs de femmes». Notre contact avec tous ces vieux «voyous» était très bon tels deux Kikilga (génies domestiques en pays gourmantchè) rencontrant deux Cirga (génies de brousse en pays bissa).

[18] On se salue après s'être assis en Afrique de l'Ouest. Il faut «asseoir» son ombre [JA, lire «dja»] (l'ombre est la seconde âme en pays bambara et en pays minyanka, après le NI). On évite de parler debout. On ne se regarde pas en parlant. On ne parle jamais le matin avant de s'être lavé le visage [au début, on a l'impression que les gens sont fâchés et qu'ils boudent].

[19] Monsieur Koulibali reçoit tous les 6 mois, le 1er janvier et le 1er juillet, une pension d'ancien combattant de 15 850 francs maliens [1982] soit 2 641 FM par mois (53 FF). En 1982, une poule valait 1 200 FM, un «très gros chien» valait 2 000 FM, un «gros chien» valait 1 000 FM, un tout petit chien valait 250 FM. Trois oeufs valaient 100 FM.

[20] Monsieur Koulibali vient ainsi de «marier» une quatrième femme, une jeune femme minyanka qu'il a victorieusement «enceintée» six mois après son mariage. «Hé! » fait-il, avec un petit cri strident, un chef de famille (il avait déjà trois femmes et beaucoup d'enfants) a besoin de prendre régulièrement des «vitamines», c'est-à-dire une jeune femme pour se rajeunir.

[21] Monsieur Koulibali parle français, minyanka et bambara. Il utilise le mot français «fétiche» pour désigner les yapèrlè minyanka (singulier : yapèrè) et les buliw bambara (singulier : buli).

[22] Un RMI (revenu minimal d'insertion) pour que les modèles de l'humain que développe l'économie de marché ne sortent pas de l'ensemble des modèles de l'humain que peuvent légitimer les sociétés à légitimité rationnelle-légale.

[23] Technique divinatoire qui met en scène une relation triangulaire entre le ciel, le devin et son client. Le devin par la chaîne [Minyanka : chi bon folo «le chef [folo] de la frappe [bon] de la chaîne[chi]»] développe un espace théâtralisé de conversation avec l'entité spirituelle d'un des deux bouts d'une chaîne surgissant fictivement du Ciel (Klè).

[24] Il s'agit de la géomancie à 16 figures connue depuis le XIIe siècle en Europe.

[25] La phalangette de l'index du squelette d'un aîné.

[26] Il y a d'innombrables histoires sur ces magies d'agression qui ont d'autant plus d'efficacité qu'elles font appel à des pratiques sociales qui, politiquement, psychologiquement, sociologiquement et juridiquement, ne marquent pas la différence entre réalité et fantasme. Mieux vaut éviter de faire un bras de fer avec tel ou tel villageois, car si l'agression jouée dans le fantasme ne produit pas ses fruits, l'agression dans la réalité &emdash; par les actes &emdash; aura vite fait de prendre le relais (il y a des sociétés secrètes pour cela) jusqu'à réamorcer de façon toute publicitaire l'agression par les signes magico-religieux. Certains féticheurs sont les spécialistes de ce type d'agression par les poudres. Ils connaîtraient, dit-on, les courants du vent dans lesquels ils jettent des poudres &emdash; certainement des poisons &emdash; qui tuent leurs ennemis à distance. Pendant la guerre de frontière qui eut lieu entre le Burkina Faso et le Mali, il y eut quelques blessés et quelques morts par balles perdues. Les témoins pensaient que les militaires tiraient avec leurs fusils des balles en l'air en essayant de leur faire emprunter les couloirs du vents comme s'ils lançaient les poudres des féticheurs. Voir Ch. Bertaux, «L'énonciation fumée», dans Gestes et Images dans le cheminement de la parole, op.cit.

[27] D'où l'ambiguïté du statut du yapèrè. Les yapèrlè ne sont jamais totalement individuels puisqu'ils doivent au moins une fois par an participer à la grande sortie annuelle des yapèrlè. Chaque chef de famille sort alors de sa maison ses fétiches individuels &emdash; un peu dans la honte, en cachette, en dissimulant ses monstres &emdash; afin de les faire «boire» collectivement au sang sacrificiel d'une victime communautaire. Tout se passe comme si la dimension d'agression des fétiches individuels devait, au moins une fois par an, se soumettre au grand jour du pouvoir social qu'étayent les fétiches collectifs. Sans cela, le pouvoir d'agression des fétiches individuels ferait basculer leurs propriétaires dans la sorcellerie et dans la magie d'agression en générant de l'exclusion (pas seulement à l'échelle des personnes, mais à l'échelle de leurs désirs) en détachant les fétiches individuels du grand SAC des fétiches collectifs du culte du NYA qui réintègre tous les fétiches dans l'histoire et les mythes minyanka. L'institution des yapèrlè soumet ces derniers à une hiérarchie sociale fondée sur la préséance de l'aîné sur le cadet et des hommes sur les femmes. Un cadet ne peut se faire un fétiche individuel sans en parler à son aîné. Les femmes (sauf exceptions) ne peuvent ni voir ni manipuler les yapèrlè. Elles ne peuvent en avoir.

[28] Voir Ch. Bertaux, Philippe Jespers, «Quelques opérations sacrificielles liées aux géomancies bambara et minyanka du Mali, Systèmes de pensée en Afrique noire, Cahier 5, École pratique des hautes études / CNRS, 1981.

[29] Les petits traits gravés au couteau sur un morceau de calebasse (minyanka : ngalãna konòki).

[30] Il y a un code divinatoire des poulets précisant le type de poulet selon les demandes.

[31] Ch. Bertaux et Ph. Jespers, op. cit., où le morceau de calebasse gravée (le kònòbarada minyanka) renvoie au mot bambara kònòbara qui signifie à la fois calebasse (kònòbara) et grossesse [travail (baara) du ventre (kònò)]. Le ventre (foungo) en minyanka désigne, comme au Japon [hara], l'intérieur de la personne humaine et le centre de la pensée. Réfléchir se dit «foungo chya» [chercher dans son ventre], avertir se dit «foungo tò» [enfermer dans son ventre], oublier se dit «foungo ui» [sortir de son ventre], etc.

[32] Koulibali a formellement une chance sur deux de réussir son sacrifice de poulet et une chance sur quatre de réussir son offrande de cola. Il a donc 5 chances sur 8 de réussir son offrande sacrificielle. Les sacrificateurs ont cependant l'art de lancer les poulets qu'ils viennent d'égorger d'une manière qui semble augmenter de beaucoup ces probabilités (de l'ordre de 4 chances sur 5).

[33] C'est l'énergie du yapèrè [NYAMA] réceptionnée par le corps de la victime vidé de son sang, puis «diminué de sa virulence» grâce à la transformation du corps de la victime de la vie à la mort, son partage et sa préparation, qui va être absorbée par le sacrifiant dans l'acte de consommation. Lorsque le nyama n'est pas bon pour le sacrifiant (lorsqu'il s'agit d'un sacrifice visant la destruction de quelque chose ou de quelqu'un), il n'y aura pas consommation.

[34] Cette circulation a été signalée dès 1940 par Marcel Griaule «Remarque sur le mécanisme du sacrifice dogon (Soudan français)», Journal de la Société des Africanistes, X (1940), 127-130, repris dans Systèmes de pensée en Afrique noire, Le sacrifice 1, Cahier 2, Laboratoire 221 de l'École pratique des hautes études /CNRS, 1976. Voir également, Jean Rouch, ibidem.

[35] Loin d'être de simples superstitions faisant appel à une physique fabuleuse (à laquelle renvoient les termes «métaphoriques» de force et d'énergie que l'on prête aux mystiques), les imaginaires et les pratiques très précises d'étayage auxquels font référence les procédures sacrificielles et les procédures divinatoires se développent dans des espaces sémiologiques généraux que masquent les propriétés vernaculaires des langues naturelles. Pour appréhender ces propriétés, il est nécessaire de faire appel à des modèles spatialisés capables de désigner, d'utiliser, de contrôler, et, parfois, de «suspendre» [épochè] les propriétés langagières qu'utilise l'observateur. Tel est l'objet de la topologie linguistique à visée restreinte [VR] et de la topologie linguistique à visée générale [VG]. «J'appelle linguistique à visée restreinte [VR] l'étude des propriétés linguistiques des faits de langage issus du domaine d'étude des langues naturelles et j'appelle linguistique à visée générale [VG] l'étude des propriétés linguistiques des faits de langage issus du domaine d'étude d'autres sciences, et, en particulier, du domaine métathéorique d'étude des théories scientifiques. Pour montrer qu'un domaine d'objet apparemment non linguistique à visée restreinte (NON-VR) manifeste des propriétés linguistiques à visée générale (VG), il suffit de montrer que les propriétés en question (NON-VR) peuvent interférer &emdash; à l'aide d'une méthodologie adéquate d'ordre topologique et sitologique &emdash; sur les propriétés (VR) des langues naturelles.» Ch. Bertaux, Linguistique à visée restreinte et linguistique à visée générale. Le concept d'espace de langage. Séminaire de DÉA, Université Paris 7 Denis-Diderot, 1991. Une présentation de topologie linguistique (VR) et (VG) s'appliquant à modéliser un fait d'anthropologie religieuse et d'anthropologie politique comme les yapèrlè minyanka &emdash; bien que réalisable &emdash; est un sujet technique que je ne peux aborder ici.

[36] «Selon la nature de la victime en cause, les circonstances dans lesquelles il est fait, le lieu de l'exécution, le but qu'il vise, etc., un sacrifice est dit bon (bambara : sònni nywman) ou mauvais (bambara : sònni dyugu). Lorsqu'un chef de famille immole par exemple un coq blanc sur la tombe de son ancêtre pour lui demander de «se tenir debout» afin que ses descendants ne connaissent ni la faim ni la honte, il fait sans doute un sacrifice bon. En revanche, enterrer vivant un âne noir après l'avoir muselé et en proférant des injures ou des incantations constitue un sacrifice mauvais dans la mesure où ce genre de mise à mort vise toujours à faire périr un rival qu'on aurait auparavant fait bâillonner magiquement.» Youssouf Cissé, «Le sacrifice chez les Bambara et les Malinké», Cahiers 5, 1981, op. cit. La distinction de Y. Cissé entre les bons et les mauvais sònniw bambara, bien qu'intéressante, est moraliste. Il est important de distinguer plusieurs points de vue. Du point de vue théologique, un sacrifice est bon lorsqu'il développe les catégories spirituelles du sacrifiant. Il est mauvais lorsqu'il détériore les catégories spirituelles du sacrifiant. Du point de vue juridique, un sacrifice est bon s'il suit les rituels exigés par les lois et il est mauvais s'il ne suit pas les rituels exigés par les lois ou s'il est est interdit par les lois. Du point de vue humaniste, un sacrifice est bon s'il ne fait de mal à aucun être humain, et un sacrifice est mauvais dans le cas contraire. Pour l'humanisme élargi, les sacrifices d'êtres vivants peuvent être totalement interdits, car ils peuvent blesser la sensibilité humaine (par analogie de l'animal à l'homme d'où l'abandon de tout sacrifice d'animaux, ce qui conduit au végétalisme). Du point de vue anthropologique, un sacrifice est bon s'il soutient la personne du sacrifiant [anthropos] en l'étayant et en la «rempardant» contre la malchance, la maladie, l'agonie et la mort. Du point de vue sociologique, un sacrifice est bon s'il donne les moyens au sacrifiant de réaliser ses rôles sociaux comme ceux de père de famille, de chef politique, de chef d'entreprise ou de chef religieux. Or, les points de vue «anthropologique» et «sociologique» du sacrifice peuvent être indépendants des autres points de vue et contradictoires entre eux. Ils peuvent être BONS, même si les conséquences du sacrifice sont, pour le point de vue théologique, démoniaques (ils détruisent les catégories spirituelles du sacrifiant) ou pour le point de vue humaniste, criminelles (ils utilisent, par exemple, l'agonie d'un captif pour faire pleuvoir, etc.). Enfin, les sacrifices peuvent être sociologiquement BONS en permettant telle ou telle réalisation sociale (politique, culturelle, guerrière, médicale, etc.), tout en étant anthropologiquement NÉFASTES (ils passent par l'automutilation, la dégradation et même la mort du sacrifiant). Le fait que le sacrifice puisse être BON sociologiquement et NÉFASTE anthropologiquement introduit l'idée de «coût anthropologique» d'une pratique sociale, ainsi que de courage [ou d'ignorance ou de vanité imbécile] de la part du sacrifiant qui «se sacrifie» à ses objectifs. Il y a ainsi un «coût anthropologique» du devenir «devin» (c'est souvent la cécité). Il y a un «coût anthropologique» du devenir «premier chef d'une institution» (c'est souvent la mort dans l'année). Il est rare au Mali que le fondateur d'une institution dans un village &emdash; [une société des masques, une société du Komo, une société du Nya, une coopérative(?)] ne meure pas dans l'année. Le coût anthropologique des fondateurs d'institutions sociales passe ainsi par un coût anthropologique extrême, puisqu'il est marqué par la mort du fondateur [voir Jn 21, 14-19] d'où la parade divinatoire du type «substitut sacrificiel» [voir Jn 21, 5-13] qui est d'attendre la mort de quelqu'un pour inaugurer une association ou la mise en «fonctionnement» d'un fétiche buli bambara ou yapèrè minyanka.

[37] Le statut des femmes «blanches» est particulier en Afrique villageoise. Elles ont un statut intermédiaire entre les femmes et les hommes. D'ailleurs, comme les hommes, elles portent des pantalons. Elles sont ainsi mises plus du côté des hommes que du côté des femmes africaines. Elles peuvent voir les yapèrlè. Danielle Jonckers a reproduit une photographie de yapèrlè prise au village de Wolosso. Voir Danielle Jonckers, «Contribution à l'étude du sacrifice chez les Minyanka», Systèmes de pensée en Afrique noire, Le sacrifice 1, Cahier 2, 1976, op. cit.

[38] La source de générativité charismatique-religieuse de tous les événements est située &emdash; dans les sociétés villageoises bambara et minyanka &emdash; à l'intérieur d'une géographie fantastique liée à l'occupation villageoise du territoire à l'EST. L'EST (minyanka : klènyon = le commencement du ciel [klè]) est la source énonciative de tous les événements bons ou mauvais. C'est donc de l'EST que viennent les DANGERS. En pays minyanka, c'est pour se protéger de l'EST que la porte de la maison se trouve à l'OUEST [minyanka : tyangatòmo = la fermeture du jour (tyanga)]. Afin d'éviter d'avoir des cauchemars, les Minyanka évitent de dormir la tête à l'est car c'est de l'est que viennent les maladies. La France c'est à l'ouest. «Le vent de France, c'est pas bon.» Koulibali [Les Français sont associés à l'ouest, car ils sont venus par Dakar. En passant de l'ouest vers l'est, ils remontent le cours de la vie tels des morts qui chercheraient à repasser de l'Ouest à l'Est pour se réincarner.]

[39] La logique du sacrificiel suit une topo-logique. Voir Ch. Bertaux, «La perception bambara du syllogisme de Socrate», Colloque «Passion des Formes», Institut des hautes études scientifiques, Bures-sur-Yvette, 1995.

[40] La qualification de «bandit», comme celle de «voyou», est très recherchée en Afrique. Elle enchante. Elle détend. Elle est très positive. Le «bandit», le «voyou», c'est celui qui est capable de suivre sa vie en échappant aux contraintes de la tradition. Dire à quelqu'un que c'est un bandit, que c'est un voyou, c'est montrer qu'on sait faire fonctionner «la parenté à plaisanterie». On indique du même coup qu'on sait que la vie africaine est dure et qu'il n'est pas possible réellement de s'en sortir sans être obligé de naviguer du côté des magouilles et de leurs violences comme le font les bandits et les voyous.

[41] La disparition d'une étoile est perçue chez les Bambara et chez les Minyanka villageois comme étant déterminée par la mort d'un grand homme, chef politique ou chef religieux. L'apparition d'une étoile désigne l'événement contraire.

[42] Jean-Paul Colleyn, «Objets forts et rapports sociaux. Le cas des Yapèrè minyanka. Fétiches, Objets enchantés, mots réalisés», Systèmes de pensée en Afrique noire, Cahier 8, 1985, op. cit.

[43] Technique d'étayage de la personne humaine captive de la maladie vécue subjectivement à l'intérieur d'une image du corps associée à une sémiologie du territoire. La vie et les forces du malade s'écoulent en suivant un cheminement qui va de l'EST [d'où naissent tous les événements et en particulier toutes les maladies] vers l'OUEST [où disparaissent toutes choses]. Pour bloquer la maladie, Koulibali va «s'encorder» à l'aide d'une procédure sacrificielle qui fait appel à une transformation mort/vie OUEST/EST qu'il abandonne [qu'il offre par la mort ou la destruction] afin de la fixer dans un espace antérieur à la transformation inverse vie/mort EST/OUEST. En enfouissant son offrande dans une termitière placée à l'EST [une articulation du territoire qui tient l'espace du village, dans sa différence à l'espace de la brousse, dans l'amnésie de l'antériorité de la brousse sur le village], il fixe l'espace dans lequel il se trouve au village [dans l'anamnèse de la postériorité du village sur la brousse] et il filtre avec des offrandes très spécifiques (bonnet = mal de tête; vieux habits = démangeaison, pelade, etc.] le flux global des événements qui vient, de l'EST vers l'OUEST, sur le village qui a été cause de sa maladie. En plaçant les offrandes à l'EST &emdash; à la source de générativité fantasmagorique des maladies &emdash;, Koulibali cherche à filtrer, en suivant le code des prescriptions divinatoires minyanka, le flux événementiel EST-OUEST pour retrouver la santé. Il fabrique une «chose/mot» qu'il loge dans une structure de phrase, marquée par un territoire qui l'énonce de façon figée d'EST en OUEST, afin de filtrer les «événements/maux» que cette dernière propage.

[44] Technique de divination utilisant parfois deux calebasses : une calebasse (pleine) remplie d'EAU placée sur un anneau tressé posé au sol (minyanka : le kampara); et une calebasse (vide) remplie d'AIR placée à l'envers que le devin manipule de la main droite en faisant de grands moulinets allant de la gauche vers la droite et de haut en bas comme s'il s'agissait de la roue d'un moulin. Les moulinets font vrombir bruyamment l'air qu'il déplace de la gauche vers la droite [de l'Est vers l'Ouest où se trouve la porte de la case]. La calebasse pleine d'EAU [silencieuse] qui fait office de miroir d'eau, au fond duquel se trouve la pièce chargée de la demande du client, des quelques «crachottements» et des invocations du devin mêlés à des «médicaments [des poudres en suspension]» [minyanka : ya mougnon], est posée à même le sol en face du devin [dos au Nord]. La calebasse vide d'AIR (sonore) est censée communiquer des «messages» par ses vents et sa bruyance qui provoquent les tressaillements de la surface d'eau à valeur divinatoire.

[45] Voir Frazer, Le Rameau d'or, où «le Rameau d'or» décrit par Frazer désigne une technique d'étayage du chef du sanctuaire grâce à l'astuce de la délocalisation d'une de ses âmes placée dans un morceau de gui caché dans un arbre. Il s'agit tout simplement de développer une anaphorisation (une pronominalisation) de l'espace ambiant dans lequel pourront se développer des relations entre un extérieur spécificateur (par des plantes, des étoiles, des génies, des animaux de brousse, des aventures initiatiques) et un intérieur à protéger (des mouvances et des dépendances, des écrasements et des lyses à hauts risques, que provoquent les groupes familiaux) grâce à des «parrainages» et à des alliances (homme/animal, homme/plante, homme/ étoile, etc.]. C'est ainsi que l'on peut comprendre le zodiaque : des signes, des regards planétaires, placés dans des lieux vidés de toute réalité, étaient, de l'extérieur vers l'intérieur, les topiques relationnelles et vulnérables de la personne humaine.

[46] L'histoire de Moussokoroni, la «petite [ni] vieille [koro] femme[muso]» (la première femme de l'humanité bambara, «petite» car très vieille : le passé chez les Bambara et chez les Minyanka étant perçu dans l'éloignement de la représentation comme s'il s'agissait d'un point hyper-concentré) indique que c'est sous le coup d'une folie furieuse &emdash; à la suite d'une crise de jalousie &emdash; que cette femme s'automutila (s'excisa) et excisa et circoncit tous les êtres humains qu'elle rencontrait sur son passage. Loin d'être un simple fantasme mythique, cette histoire désigne une «culture de survie» qui s'est découverte [révélée historiquement] dans la «folie» [mantique] d'un passage-à-l'acte mortifère et suicidaire. C'est dans la communication de l'acte de folie &emdash; la socialisation que permet l'utilisation du corps de l'autre &emdash; que l'acte d'automutilation a pu «gâcher» sa pulsion, freiner son extension. En passant du corps de la première femme aux corps des hommes et des femmes, le BIG BANG &emdash; la folie initiale &emdash; a pu s'amnésier jusqu'à forclore &emdash; tel un volcan &emdash; les dimensions de sa démence. Une folie initiale &emdash; elle-même symptôme de réfrènement d'une agonie primordiale &emdash; transformant un masochisme [anthropologique] en un sadisme [sociologique]. Telles sont les voix traditionnelles de toute révélation. L'expansion &emdash; le messianisme religieux &emdash; n'est là que pour rendre supportable dans la socialisation d'une folie religieuse &emdash; dans la démultiplication d'un vice initial &emdash; l'insupportable d'une anthropogénèse qui se ferait le receptacle d'une auto-destruction impossible &emdash; irréalisable &emdash; puisque ce serait celle du réel et/ou de Dieu.

[47] Philippe Jespers, «L'arc et le sang des chiens», Systèmes de pensée en Afrique noire, Le Sacrifice V, Cahier 6, 1983, op.cit.

[48] Lorsque je passais, dans le car des transports publics près de Ségou, une couverture sur la tête pour supporter le vent, la chaleur et la poussière [les vitres étant cassées et baissées], je passais près d'une fosse à un lieu dit Pelengana située à 5 kilomètres de Ségou sur la route de Koutiala. Certains amis africains, témoins auditifs de témoins ayant vécu au moment de l'arrivée des troupes d'Archinard à Ségou en 1890, frisonnaient encore à l'idée du drame qui s'était joué pendant plusieurs siècles à cet endroit. C'est là que s'élevait autrefois une «ferme pour albinos». Les albinos &emdash; êtres supposés divins et de naissance paranormale fécondée par le génie de l'air &emdash; étaient ramassés sur tout le territoire et rassemblés là. Les albinos servaient de victimes sacrificielles pour fonder les sièges des chefferies. Ils étaient parqués là en vase clos dans cette fosse depuis leur plus jeune âge sans contacts avec les autres humains &emdash; pour être sacrifiés à l'âge adulte. Il est rare que les chauffeurs de taxis émigrés des grandes villes (je pense à Abidjan) ne soient pas inquiets des sacrifices humains [masqués sous la forme de petits déchaînements publics] que l'on produit pour «honorer» un chef politique qui vient de mourir. Les ambassades occidentales en Afrique &emdash; de par leur statut de non territorialité &emdash; permettant d'éviter les retours de manivelle sur les intéressés &emdash; ne sont-elles pas les lieux rêvés pour ce type de pratiques? N'y-a-t-il pas toujours quelque chose d'un sacrifice humain [masqué dans l'ordure, l'ignominie et l'imbécilité] en Afrique noire ou ailleurs (Roumanie, etc.) dans les dites bavures politiques au moment d'un coup d'État?

[49] Les femmes et les hommes naissent en ratant de peu leur mort anthropologique. Et c'est certainement parce que tout un chacun vit une agonie anthropologique initiale que se fonde dans le déchet de sa parole un premier substitut sacrificiel fondateur du lien social. Par quel miracle le lien social va-t-il pouvoir rattraper ce déchet pour en faire une parole qui va faire échec au déchet, si ce n'est dans un quiproquo &emdash; au fondement du religieux &emdash; qui va de soi à soi &emdash; du post-natal au pré-natal &emdash; c'est-à-dire d'un naissant échappant à la mort dans l'espace d'agonie d'une psyché pré-natale. Je ne sais plus quel est l'auteur qui a écrit «le monde ne tient que dans l'amnésie». Mais si tel est le cas, on pourrait se demander si le sacrifice humain n'est pas à penser dans une dialectique de l'amnésie qui chercherait à tuer la mémoire insupportable d'un récepteur sémantique prénatal qui en ayant vécu dans la béance de sa naissance une mort sémantiquement inoubliable vouerait le futur «parl'être» [l'être de parole de Lacan] à produire ces symptômes de déchets [de desquamations, de poussées et d'automutilation] que le lien social transformera en mots-corps et que les rapports sociaux transformeront en discours.

[50] Tout se passe comme si lorsque les grands référentiels socio-politiques d'un groupe social s'effondrent en malmenant les étayages anthropologiques, les femmes d'abord et les hommes ensuite, qui n'ont plus les codes et les étayages sacrificiels substitutifs disponibles, sont pris dans un déni d'effondrement qui produit la grande folie des hécatombes humaines orchestrée dans la cruauté des rapports sociaux et l'arrivisme des luttes de chefferies : la folie yougoslave, la folie hutu-tutsi, mais également, les folies qui accompagnent les grandes tueries révolutionnaires désignent de tels symptômes. La sociologie seule ne peut pas comprendre l'inflation a-sociale des politiques de tuerie. Il y a du «vice» en plus, de l'affolement, de l'ordure, de l'agonie. Il y a un attracteur anthropologique qui tend à accélérer la condamnation à mort [criminelle] des autres dans l'espoir fou d'échapper à la mort de soi-même. La mort sociologique [la tuerie] est un symptôme qui tend à éviter la mort anthropologique [l'agonie]. La tuerie est du côté du COGITO de Descartes, l'agonie est du côté du SUM.

[51] Il est possible de montrer que les substituts sacrificiels de l'ancien régime en France désignés à l'intérieur du corpus des lames du tarot [une sorte de miroir fantasmé du corps du grand roi Louis XIV diffusé en France au XVIIIe siècle à partir des théories d'Antoine de Court de Gébelin] furent remplacés à partir de la Révolution française de 1792 par une hécatombe humaine productrice de régularités historiques et de révolutions sociales qui font que l'histoire de France elle-même suivra, après coup, le découpage du corpus des lames du tarot. Le retour de manivelle ici &emdash; de l'anthropologie à la sociologie &emdash; a été particulièrement implacable. L'histoire des peuples n'est peut-être qu'une hécatombe qui ne se réalise «innocemment» que dans l'oubli des prescriptions divinatoires qu'il aurait été possible de faire. Voir Ch. Bertaux, Le Journal de «Rien», Revue de topologie linguistique appliquée aux sciences sociales. Éd. Ch. Bertaux / Laboratoire de Changement social &emdash; Université Paris 7 Denis-Diderot.

[52] L'histoire a une dimension mythique qui rehausse Koulibali en rehaussant l'acte de son père. La plupart des yapèrlè ont été volés à des êtres vivants en brousse hors du village comme ce yapèrè qui a été volé à cette femme inconnue du village. La femme avait d'ailleurs un nom classificatoire. Pour Koulibali, il s'agissait de «Dyuru muso» [en bambara c'est «la femme qui nous attache» «qui nous met une corde au cou»]. Le «dyuru» en bambara, c'est un lien, une corde, une dette, une créance.

[53] Il s'agissait d'une sorcière car les femmes ne cherchent pas à manipuler les yapèrlè. Les yapèrlè sont des possessions masculines dont sont exclues les femmes, car celles-ci disposent d'un pouvoir parallèle à celui de l'institution des yapèrlè, celui de renverser leur pouvoir de gestation par la sorcellerie. La sorcellerie en Afrique de l'Ouest est effectivement pensée comme étant une utilisation perverse du pouvoir de gestation féminin qui, lorsqu'il est bloqué, permet de transformer une pulsion de vie et de procréation en une pulsion d'envie, de destruction et de mort. En ayant la possibilité (inavouable) de bloquer une pulsion de vie et de procréation (en gardant en elle c'est-à-dire en «mangeant» ses enfants) en vue de réaliser des désirs néfastes (de sorcières) contre la communauté définie par le pouvoir de son mari et des ancêtres de celui-ci, la femme dispose d'un pouvoir que tend, à limiter, et à imiter en l'inversant, l'institution masculine des yapèrlè. C'est donc parce que les femmes peuvent avoir accès «naturellement» à la sorcellerie de par leur pouvoir de gestation et, «artificiellement», grâce à son renversement, qu'elles n'ont pas droit d'avoir accès à l'institution des yapèrlè. Cette institution semble effectivement utiliser le schéma inverse. Elle cherche à renverser, en la dépassant, l'image de l'impuissance des hommes à engendrer à l'aide de leur ventre leurs envies (minyanka : foungo, ventre, intérieur, pensée). On peut ainsi faire l'hypothèse que les yapèrlè &emdash; ces objets qui ressemblent à des morceaux de boudins noirs, à des déchets de tubes digestifs ensanglantés &emdash; sont des images en miroir des ulcères conjurés des hommes qui, à la différence des femmes qui développent leurs envies en ratant leurs grossesses, développent les leurs en nourrissant institutionnellement de faux ulcères avec le sang de victimes. Évitant ainsi de produire ces ulcères/enfants ratés qui sont perçus, à l'image de la gestation ratée des femmes, comme étant des indices infamants de sorcellerie. Pour que le jugement ordalique de la sorcellerie masculine soit manifeste, il faut toujours prouver à l'autopsie du supposé sorcier que ce dernier est bien porteur d'un organe dévorateur qu'il a dans le ventre et qui s'apparente à un ulcère ou à un cancer c'est-à-dire à un équivalent masculin de la production dégradée d'un foetus/dévoré/mort né. Si la sorcellerie masculine est une grossesse doublement artificielle car masculine et renversée (mortifère), l'institution des yapèrlè en a fait une grossesse simplement artificielle masculine et rétablie (nourrie) dans la réalisation d'un désir autorisé. Voir également, C.-H. Pradelles de Latour Dejean qui relate le fait que, chez les Bamiléké du Cameroun, les hommes qui portent un «gros ventre» sont perçus de façon infamante comme ayant une grossesse féminine inversée. Ils ne peuvent alors à leur mort devenir des ancêtres recyclables. Leur cadavre est rejeté de l'espace communautaire. Il n'est pas intégré, comme pour les autres morts, dans l'espace du grand hameau. Leurs crânes ne pourront pas servir de témoins capables de garantir les contrats et les serments. Les gros ventres sont une calamité pour leurs descendants. Ils ont effectivement manifesté le côté néfaste de la générativité des choses en risquant de marquer définitivement (s'ils n'étaient pas rejetés) la source charismatique-religieuse de leur lignage du signe de la stérilité des grossesses masculines.

[54] Il s'agit certainement d'un autel au dieu suprême Klè [Le Ciel].

[55] Certainement à la suite d'une disparition ou d'une noyade.

[56] Il y a des cultes de possession (Nya) réservé aux enfants de 6 à 12 ans avec sacrifice de chiens, en particulier, dans la petite communauté d'émigrés minyanka du village bambara de Kirango près du barrage de Markala sur le Niger.

[57] L'ombre (JA) de la personne humaine chez les Bambara et chez les Minyanka est une des deux âmes (NI et JA) de la personne humaine. Il faut éviter d'affoler son «ombre», d'agiter son «ombre» ou de perdre «son ombre» dévorée par la terre desséchée. D'où la nécessité d'offrir au sable divinatoire, à la fin des consultations, un peu d'eau pour retirer son ombre (racheter l'humidité que produit son ombre sur les signes de la divination par quelques gouttes d'eau). D'où la nécessité de se baisser pour parler afin de diminuer son «ombre». La photographie en rassemblant l'image de la personne dans un corps local réajuste l'âme externe (JA) sur l'âme interne (NI). La photographie soutient ainsi la construction psycho-somatique de la personne humaine dans une bonne syntaxe (qu'offre le «stade du miroir») de ses représentations. D'où son rôle de médicament. Les Africains ne disposant que rarement de photographies d'eux-mêmes, ils utilisent souvent &emdash; pour profiter des limites qu'offre l'image d'un corps externe réglementant les sensations internes qu'ils ont d'un corps [au besoin rêvé] «sans limite» &emdash; la photographie de quelque leader politique qu'ils mettent sur leur poitrine.

[58] C'est une tragédie puisque la mort par serpent remet en question le pouvoir politique des Koulibali fondé mystiquement sur un fétiche tueur de serpents.

[59] Monsieur Koulibali utilise tous ces mots en français. Tout se passe comme s'il avait recherché les mots français capables de traduire ses concepts de Minyanka et de Bambara. Il utilise en français le mot «diable» (et non le mot djinn). Il utilise les mots «fétiche» [un yapèrè qui se nourrit du sang d'une victime], «grigri» [une amulette en cuir. En minyanka : «», en bambara «tafo», «bagan»], «sortilèges» [des paroles et des gestes avec des signes], «sacrifice» [une offrande, en bambara saraka], «protection» [bambara : «Seben» feuille (de papier ou feuille d'arbre)] et «porte-bonheur».

[60] Les Minyanka ont un prénom (mègè en minyanka) et un nom (minyanka : félé). Koulibali est un des noms de famille les plus fréquents en pays minyanka. Les Koulibali ont un animal totémique qu'ils partagent avec la famille des Dao, la tortue aquatique (bambara : tao). Karamoko, le prénom de Koulibali, est un prénom honorifique qui désigne une personne de réputation brillante, du bambara kara [brillant] et moko [personne]. Beaucoup de chefs de sanctuaire s'appellent Karamoko. Dadouma et Dobar sont des pseudonymes. Le premier est le mot minyanka qui désigne l'oiseau qu'on appelle un marabout. Le second est un nom de femme chez les Bissa du Burkina Faso.

Le nom de Koulibali qui s'entend parfois Kouribara, Kouroubari, Kouloubali, etc., est un nom particulièrement célèbre dans la région de Ségou. «Après la destruction de l'empire Songhaï par les Marocains au XVIIe siècle, un nouveau royaume s'est formé entre le fleuve Niger et le fleuve Bani : le royaume bambara de Ségou. C'est Mamari Kouloubali qui est considéré comme le véritable fondateur de ce royaume. Il fut surnommé BITON parce qu'étant enfant, il devint le chef d'une troupe de garçons (une classe d'âge) appelée en bamara «Ton». Le biton Koulibali organisa une solide armée, composée d'esclaves et de malfaiteurs rendus à la liberté : les Ton-Dion. Il fortifia Ségou. Ses ennemis s'allièrent avec le roi de Kong et ce dernier vint donner l'assaut à Ségou, mais le Biton aidé par les Peuls du Macina repoussa l'assaut. Le fils de Mamari Kouloubali, Denkoro (bambara, «vieil [kòrò] enfant [den]»), ne régna que deux ans. Il fut tristement cèlèbre : «Il fit, emmurer 60 jeunes gens vivants dans les fondations du tata de Ségou et 60 jeunes filles dans les murs pour rendre la ville imprenable. Les Ton-Dion l'étranglèrent et choisirent l'un d'entre eux comme roi de Ségou. Mais bientôt les Ton-Dion se disputèrent le pouvoir et les rois furent assassinés à tour de rôle.» H. Jaunet et J. Barry, Histoire de l'Afrique occidentale, cours moyen supérieur, F. Nathan, 1961. [Ouvrage d'une école mixte de Ouagadougou acheté au marché de Ségou en 1980]. Une remarque : un chef meurt rarement de sa mort «naturelle» en Afrique noire. Les bourreaux attachés à la chefferie (au besoin ses propres femmes), sont là pour ça. Ils l'étranglent (de façon rituelle) pour éviter, lorsqu'il est malade, qu'il n'emporte dans sa mort les esprits et les puissances attachés aux objets et aux pouvoirs (bracelet, siège, vêtements, armes, rôles, cheval, femmes, etc.) de la chefferie. Le fait que les chefs politiques et les très puissants ne meurent pas de leur mort «naturelle» n'est pas un fait uniquement africain. On peut montrer que c'est un fait anthropo-sociologique très général qui touche les «chefs charismatiques» de l'histoire de France (François Mitterrand y compris). Voir Ch. Bertaux, Réseaux biographiques et Régularités historiques. Les propriétés scandaleuses des sciences sociales, Séminaire de DÉA, Laboratoire de changement social (LCS), Université Paris 7 Denis-Diderot, 1995-1996; Ch. Bertaux, «Des techniques divinatoires aux sondages» dans Les Sciences de la prévision (ouvrage dirigé par Ruth Scheps), Seuil / France Culture, 1996.

[61] Je joue bien évidemment ici les sceptiques et les incrédules par prudence pour respecter le référentiel rationnel-légal de mon lecteur. La pratique de terrain cependant sur le plan théorique en exige d'avantage. Il ne suffit pas d'affirmer les idéologies du rationalisme dans un bras de fer entre croyances et contre-croyances pour faire un travail de science. La vraie question &emdash; comme l'a très bien remarqué Lévy-Bruhl &emdash; serait celle-ci : Quel modèle faudrait-il construire pour que le sortilège qui rend invisible Koulibali fonctionne également pour un observateur scientifique qui serait dans les conditions sémiologiques générales de Koulibali? Il suffira ici que le lecteur sache qu'un tel modèle existe.

[62] Voir ce que dit Georges Dumézil sur «Les Horaces et les Curiaces» et La FUROR guerrière, dans Du Mythe au Roman, Cahiers pour l'analyse publiés par le Cercle d'épistémologie de l'École normale supérieure, no.7, Paris, 1967.

[63] J'imagine à plaisir la situation : un Africain au visage noir &emdash; immobile &emdash; émergeant dans les brouillards de la Marne &emdash; face aux chars allemands &emdash; se croyant devenu invisible &emdash; assis sur son grigri &emdash; dans la boue &emdash; sans bouger. J'aimerais connaître les impressions que purent avoir les conducteurs des chars allemands qui sont passés à côté de Koulibali assis dans de telles conditions.

[64] Il y a énormément d'histoires à dormir debout en Afrique [on y raconte qu'il y a des vieux qui se déplacent instantanément d'un village à l'autre, qu'il y a des actes magiques qui métamorphosent le corps, le blessent ou le soignent à distance, etc.]. Les Africains &emdash; très sérieusement et indépendamment de leur niveau culturel &emdash;, qu'ils soient bacheliers ou docteurs ès lettres, ingénieurs ou médecins, croient intimement à ces histoires, aussi intimement que les universitaires européens n'y croient pas. Vraies ou fausses, ces histoires sont importantes. Ce qui importe ici, ce sont les codes de l'imaginaire auxquels elles se rapportent, indépendamment du fait qu'elles soient vraies ou fausses.

[65] Un peu comme dans les villages italiens où il y avait autrefois deux quartiers avec ceux qui sont du côté du curé et ceux qui sont du côté du maire (communiste).

[66] Je pratique depuis 1977 la géomancie bambara en langue bambara. Je l'utilise prudemment, en évitant les sacrifices sanglants pour ne pas entrer en conflit avec mes collègues indigènes. Je suis évidemment perçu par mes consultants africains comme un «très grand devin», mais un devin «qui ne fait pas de «sacrifices sanglants», la chasse-gardée des devins féticheurs. Cette perception m'aide grandement dans mes enquêtes en Afrique et en France. Dadouma le savait. Il avait entendu parler déjà dans les environs de Bougourou que je «tapais la terre» [minyanka : «ninyè tio» = questionner la terre]. Il avait ainsi peut être plus encore envie de savoir des choses de moi que moi de lui. Dadouma parlait minyanka, bambara, français, et un peu d'arabe. Le contact fut très chaleureux. Dadouma était sincère. Un géomancien musulman intègre, érudit, bien plus intéressé par une quête de «connaissance» [de religion, de philosophie, de science, de technique] que par les luttes de pouvoirs entre chefs de village et devins ignorants. «La géomancie c'est comme à l'école. C'est différent de la calebasse. Il suffit d'apprendre. Pas besoin d'herbes de la voyance, de médecine.» Koulibali. «Aussi ne renonçais-je pas à consulter tout bonnement ces charlatans que l'on nomme mathématiciens [mathematicos] parce que, me semblait-il, ils n'usaient d'aucun sacrifice et n'adressaient de prières à quiconque pour leur divination.» Saint Augustin, Livre 4, III.

[67] Bigre! C'est une très grosse somme pour un villageois malien, plus que la pension semestrielle de Koulibali (15 850 francs maliens). Certes par rapport au budget de mission d'un chercheur du CNRS au Mali, 500 FF, c'est une broutille. Il ne s'agissait donc pas d'un vrai problème d'argent. J'aurai bien volontiers donné cette somme à Dadouma s'il s'était agit de réparer sa bicyclette. Le problème était ailleurs. C'était une question d'honneur! Dadouma engageait avec moi &emdash; moi un TIENDALA &emdash; une transaction d'argent comme si j'étais un vulgaire «charlatan» des villes! J'ai horreur de ça! Pire, il atteignait sans le savoir un point sensible du montage de mon être qui risquait de me faire dépasser mes limites et ma patience de chercheur. Je suis effectivement fait un peu comme Luther face aux Indulgences de Tetzel : il suffit qu'on essaie de marchander quelque chose de mon désir de savoir pour que ce que l'on me propose de cette façon me devienne insupportable. Le politico-religieux me dégoûte. L'économico-religieux me révulse. L'entretien avec Dadouma était donc bien mal parti. Il fallait que je remonte la pente. Contre moi-même. Par le rire. En faisant, comme toujours dans de pareils cas, une petite «entourloupette» ou une prise de aïkido.

[68] Ce type d'échange ne manque pas de charme, car en Afrique villageoise, on ne se regarde pas en parlant. Chacun se trouve &emdash; côte à côte &emdash; dans la proximité d'un contact plus tactil que visuel &emdash; en train de parler en regardant la terre. Ce n'est pas A qui parle à B. Ce sont A et B qui parlent à C (la terre). Ce que A a à dire à B a été ainsi filtré par la TERRE (où se trouvent les ancêtres). C'est comme dans la pelotte basque. Les joueurs jouent ENSEMBLE contre le fronton. L'échange ici se fait dans le «rebond» des PAROLES qui frappent le sol pour revenir de la terre vers les auditeurs. C'est la TERRE qui disait &emdash; «je savais qu'il savait», comme dans Jean 8, 2-11.

[69] Le géomancien minyanka vient «taper la terre» (ninyè tio)» [minyanka : taper = tio, terre = ninyè]» Le géomancien bambara, par contre, ne vient pas «taper la terre». Il «étale» ou «couche» (da) la poussière sur le sol» [bambara : tientien = poussière, da= étaler, coucher, la = celui qui].

[70] L'énonciation «Pilon dans un mortier». Ch. Bertaux, Gestes et Images, op. cit.

[71] Expression française assez peu académique qui signifie «rire».

[72] La loi de la géomancie de la campagne [qui gère de l'intergénérationnel], non la loi de la géomancie des villes [qui se coupe de l'intergénérationnel]. J'en profite pour signaler que Ibn Khaldun (Tunis 1332 &emdash; Le Caire 1406) indique, dans ses «prolégomènes», que Ez Zenati était un géomancien des villes.

[73] Je remerciai Dadouma en lui donnant un objet de géomancie qui m'était cher. J'avais emporté avec moi en Afrique deux colliers de géomancie : le petit et le grand géomancien. Je lui offris le petit géomancien, un collier qui s'apparente à «l'anneau géomantique» dessiné sur la couverture du petit livre d'Hadji Khamballah [le pseudonyme de Jean Marquès Rivière selon Bernard Boubet], La géomancie traditionnelle, Paris, 1947. J'offrirai le grand collier de géomancie au lecteur dans «La Leçon de Dadouma» [il s'agit d'un des générateurs des 64 hexagrammes du i jing chinois égrenant quatre fois les 16 figures distinctes de la géomancie].

[74] Les géomancies qui se font sur le sable ou sur de la farine (comme à Gène) s'accordent quelques errances formelles car les signes sur ces supports matériels sont difficiles à lire et les erreurs nombreuses. Je n'ai jamais rencontré en Afrique noire un géomancien qui ne fasse pas «formellement» des erreurs de constructions. L'erreur de construction est, dans le discours de la divination, acceptée d'ailleurs comme une intrusion divinatoire [un lapsus objectif] si, par delà cette erreur, la figure placée en maison du «jugement» [maison 15] est correcte. Il s'agit ici à l'échelle du thème de géomancie où se trouve le lieu du jugement, d'un équivalent de l'acte «ordalique» qui permet de juger, grâce à l'offrande d'un dernier poulet [en minyanka, kanndoungo, le dernier, littéralement «la part du dos»] qui tomberait bien le ventre au ciel, de la valeur de toutes les autres offrandes, indépendamment du fait de savoir si chacune d'elle a bien été acceptée ou non. C'est ainsi qu'il faut comprendre le fait que dans son traité de géomancie, le seigneur Christofe de Cattan, gentilhomme genevois [1558] [Bibliothèque Nationale de Paris V.8840] propose de nombreuses interprétations géomantiques faisant appels à des combinaisons de figures qui sont &emdash; par construction &emdash; formellement impossibles.

[75] Face au savoir ethnographique que déploie le SEBEN de Dadouma (fig. 2), de deux choses l'une : ou ce type de savoir n'a aucun sens, n'est qu'un attrape-nigaud sans grand intérêt, ou ce type de savoir a un sens et il est possible de construire un modèle langagier dans lequel les effets désignés par le SEBEN peuvent être sémiologiquement obtenus. Je fait l'hypothèse que c'est cette deuxième solution qui est valable. Pour modéliser les faits sociaux d'ordre langagier, il est nécessaire, dans un premier temps de la modélisation [le TEMPS A], de passer par des modèles de topologie linguistique à visée restreinte (VR) utilisant les opérateurs des langues dites naturelles qui permettent de développer une approche compréhensible pour le lecteur (CDOM) des propriétés visées (DOM) par le modèle. Cette approche doit se faire, lorsque c'est possible, dans la langue du lecteur. Dans un second temps de la modélisation [le TEMPS B], il faut alors transformer le modèle à visée restreinte (VR) en un modèle à visée générale (VG) indépendant des opérateurs des langues naturelles utilisées. Pour réaliser la transformation permettant de changer la visée VR->VG du modèle, il suffit de «confier» les propriétés topologiques à visée générale (VG de A) qu'utilise le modèle à visée restreinte (VR de A) à d'autres univers (YY) chargés de propriétés topologiques équivalentes à celles utilisées par le modèle à visée restreinte (VR). Ces autres univers (YY) peuvent être de natures variées, écologiques, sociologiques, politiques, etc. Les rapports sociaux (dominants/dominés), les relations d'inclusion (conquérants/conquis), les écosystèmes sociaux (brousse/village), les relations de dépendance historiques, politiques ou religieuses, réelles ou fictives, etc., sont chargées de propriétés topologiques à visée générale qui contribuent à la formation des paysages (YY) des groupes socio-historiques étudiés. L'objectif théorique du travail de modélisation de l'étape B est de bloquer les choix paradigmatiques caractéristiques des propriétés langagières désignées dans le modèle langagier à visée restreinte (VR) de l'étape de modélisation A afin de fabriquer un «piège langagier» capable de rendre compte de la dimension d'aliénation coercitive et inconsciente des espace-temps sociaux rencontrés. Il suffira, pour cet article, que le lecteur sache qu'il existe un modèle de topologie à visée restreinte (VR) qui rend compte des propriétés d'invisibilité et d'invulnérabilité du SEBEN et qu'il est possible de transformer ce modèle à visée restreinte (VR) en un modèle à visée générale (VG) dès lors qu'on fait appel aux pratiques de la géomancie bambara et minyanka.

[76] Je propose au lecteur intéressé par la divination par le sable pratiquée par les géomanciens bambara et minyanka du Mali de me contacter pour plus d'information.

[77] Terrains faits entre les années 1976 et 1983 dans le cadre des recherches du Laboratoire 221 «Système de pensée en Afrique noire», de l'École pratique des hautes études (5e section : section des sciences religieuses), associé au CNRS. Le laboratoire était dirigé à cette époque par Luc de Heusch et par Michel Cartry que je remercie ici bien cordialement.

[78] Les pratiques religieuses en général et les pratiques divinatoires en particulier se développent à l'intérieur d'espaces topologiques de langage qui sont de la même nature que ceux qui se désignent à l'intérieur d'une «linguistique de l'arrêt des mots». Dans une «linguistique de l'arrêt des mots», les mots sont remplacés par des mouvements du corps (hausser les épaules, décrocher de la tête, rotation des poignets, mouvement des lèvres, souffler, grossissement ou fermeture des yeux, etc.) et des déformations du volume de l'énonciation (avec accentuations, accélérations, emphases, hésitations ou ralentissements, etc.) liées à des «incorporations» et à des «déincorporations» partielles ou totales du sujet de l'énonciation pris à l'intérieur du canal de la communication. Voir Ch. Bertaux, Gestes et Images dans le cheminement de la parole, op.cit.

[79] L'articulation qui se développe sur le mode imaginaire entre l'objet classique de la science (DOM) et le registre du sujet classique de la science (CDOM) n'est pas indépendante de l'articulation métalinguistique qui se développe entre l'Afrique et la France lorsque les imaginaires des deux territoires sont pris à l'intérieur d'un rapport «transférentiel» du type dominé/dominant. Les effets anthropologiques et religieux, psychologiques et sociologiques, culturels et politiques, etc., d'une telle articulation ne sont pas étrangers à la vie quotidienne d'étudiants africains à Paris. A un de mes séminaires de l'Université Paris 7 Denis-Diderot qui réfléchissait sur les pratiques de la divination en Afrique noire, je rappelais l'interprétation que faisait Freud des lapsus et des pertes d'objets. Un auditeur congolais a relaté alors l'interprétation que lui-même faisait des «pertes momentanées de stylo Bic» qu'il arrivait d'avoir, une ou deux fois par semaine, dans sa chambre de la Cité universitaire à Paris. Son père était le chef d'un village en pays bantu et son oncle &emdash; le beau-frère de son père &emdash; était devin. Il arrivait que son père consulte au village cet oncle afin d'avoir des nouvelles de son fils. L'oncle utilisait une technique de voyance apparentée au chamanisme. Cette technique l'amenait, pendant la consultation, en s'absentant momentanément en esprit du Congo, à venir voir, grâce à son «double», dans la chambre de la Cité universitaire, ce qu'était devenu son neveu. Là, à l'insu de ce dernier, il vérifiait sa présence, son état de santé et sa situation matérielle. Ce contrôle fait à Paris, il revenait «à lui» au Congo pour communiquer à son beau-frère les résultats de sa voyance. Or, pour prouver de façon palpable au chef du village, qu'il avait bien rencontré son fils à Paris, il ramenait &emdash; de Paris au Congo &emdash; un objet personnel qui appartenait à l'étudiant. Cet objet était son stylo Bic. C'est ainsi que lorsque cet étudiant perdait momentanément son Bic dans sa chambre de la Cité universitaire, il ne s'inquiétait pas outre mesure. Il savait &emdash; sans être lui-même un devin &emdash; que son père consultait son oncle au village et que son oncle l'avait cherché et trouvé à Paris. Il savait également que la perte de son stylo Bic ne serait pas longue, car son oncle, sa preuve faite au village, lui rapportait toujours son stylo Bic. Cette histoire intéressante montre comment interfèrent à Paris deux modèles d'inventer la vie qui ne disposent pas des mêmes systèmes de preuves et des mêmes critères d'interprétation. Pour cet étudiant congolais, qui fait fonctionner la grammaire générative G2 de son village jusque dans sa chambre de la Cité universitaire, les pertes de stylo Bic sont socialisées dans l'espace théâtralisé des actes de la divination. L'interprétation villageoise a l'intérêt d'être financièrement gratuite et d'éviter d'augmenter l'inquiétude psychologique de l'étudiant en renvoyant les divisions de son sujet dans l'errance de l'échange divinatoire. Cependant, cette dimension d'efficience &emdash; d'errance et de rêve &emdash; du «double» africain de l'oncle congolais risque fort à Paris d'être de plus en plus «expulsée» &emdash; comme un émigré clandestin &emdash; par les pressions rationnelles-légales S1(A) qui environnent les lieux d'existence de l'étudiant. Pour l'interprétation rationnelle propre à la grammaire générative G1 de l'observateur parisien, ces «pertes d'objets» deviennent l'indice d'un lapsus à surveiller sur le plan psychologique. L'objectif de la psychanalyse serait d'élucider l'histoire de l'inconscient de ce patient qui pourrait être pris dans quelque chose de l'ordre d'un désir obsessionnel de perte masochiste du pénis (stylo Bic), indice d'un «complexe de castration» insuffisamment établi et remis en chantier sous la provocation paranoïaque des relations interculturelles que développe à Paris, pour un étudiant congolais, la «chasse à l'immigration clandestine». Cet étudiant est en situation de «déproduction» des modèles d'exister S2(A). Dans l'affaire du stylo Bic, un léger dérapage de son inconscient peut le conduire à se réajuster &emdash; sans ironie &emdash; sur un S2(A) travesti par S1(A). Pour récupérer ses étayages existentiels, cela risque de l'amener à se plier à une demande de protection fantasmée impliquant, à son insu, une exigence de soumission de plus en plus forcenée à une loi du père (chef de village) devenue meurtrière [sur le plan psychologique, sociologique, religieux ou politique] c'est-à-dire sacrificielle sans codes sacrificiels [sans médiations, sans substitutions, sans jeux et sans choix] car dans l'incapacité de pouvoir être adoucie, dans la réalité, par le pouvoir relationnel, conciliant et maternant, symbolique et imaginaire, divinatoire, d'un oncle devin, frère de sa mère.

[80] L'artéfact mineur de la procédure de l'ethnologie de terrain est l'«artéfact de l'aller» qui fait passer l'observateur de S1 de G1 à S2 de G2 par la «fonction de fonction» : S2deg. S1-1 (lire : S-deux-rond-S-un-moins-un]. Cet artéfact est mineur pour l'ethnologie car les propriétés topologiques que développe l'ethnographie/ethnologie se superposent à d'autres régimes de déproduction, en particulier les déproductions anthropologiques et les déproductions sociologiques. Les déproductions anthropologiques P-1 et G-1 [lire P-moins-un et G-moins-un] sont dépendantes de l'objet de l'anthropologie [un objet différent de l'ethnologie] où P est l'effet de la poussée d'expulsion sur le foetus/enfant que produit l'accouchée au moment de la naissance et où G est l'effet du champ gravique sur le corps de l'enfant après sa naissance. Les déproductions sociologiques CHAR-1 (lire «char-moins-un») et RAL-1 (lire «ral-moins-un») sont dépendantes des régimes de légitimation où CHAR est le système de légitimité charismatique-religieux et où RAL est le système de légitimité rationnel-légal. L'artéfact mineur de l'anthropologie de terrain surimprime la déproduction anthropologique de P sur la déproduction ethnologique de S1 qui présuppose la déproduction du système de légitimité rationnel-légal (RAL) qui lui même présuppose la déproduction du système charismatique-religieux (CHAR). L'artéfact majeur de la procédure de l'ethnologie de terrain est l'«artéfact du retour» qui implique, au moins en théorie, la «déproduction de S2» (S2-1) [lire : S-deux-moins-un]. C'est dans le double artéfact de l'ALLER qui fait passer l'observateur de S1 à S2 avec déproduction sur S1 et du RETOUR qui fait passer l'observateur de S2 à S1 avec déproduction sur S2 que se produit un des artéfacts importants de l'ethnologie/ethnographie qui est la capture d'un corps social &emdash; essentiellement pluriel &emdash; multi-énonciatif &emdash; mal syntaxisé et conflictuel dans l'espace bien homogénéifié singulier &emdash; bien syntaxisé &emdash; mono-énonciatif &emdash; de la littérature. La transformation «philologique» [TP] qui transforme un CORPS ethnique en un CORPUS philologique (textuel, photographique, musicologique ou cinématographique) se développe dans un méga-espace-topologique-linguistique qui tend à éclipser l'ordre de réel dans lequel se produisent les faits visés par les sciences sociales. A l'intérieur de la transformation philologique TP, les modèles d'invention de l'humain S2(A) sont transformés en «modèles fictifs d'invention de l'humain» S2(Ø) [lire : S-deux-de-phi]. Voir Ch. Bertaux, «Les outils de l'ethnologue. Le passage par la feuille de papier», Le Papier. Traverses, no.27-28, revue du Centre de création industrielle/Centre Georges-Pompidou, Paris, mai 1983.

[81] Lorsqu'un mode de production induit des modèles de l'humain qui deviennent de plus en plus insupportables, les relations d'asymétrie que développent les rapports sociaux impliquent que les individus ou les groupes auxquels profite le mode de production tendent à imposer à d'autres individus et à d'autres groupes les modèles de l'humain qui deviennent insupportables. Les usagers de ces modèles de l'humain devenus insupportables sont conduits à développer des symptômes pour les rendre supportables en essayant de détruire (au mieux selon la voie désignée par Marx) et de se dégager (au pire selon la voie désignée par Freud) des inducteurs anthropologiques et sociaux qui les rendent insupportables. Pour éviter que ces destructions ou que ces dégagements modifient le mode de production utilisé par les différents groupes sociaux, les idéologies sociales &emdash; dominées aussi bien que dominantes &emdash; vont diffuser des pratiques &emdash; culturelles, artistiques, militaires, sportives, religieuses, etc., &emdash; dans lesquelles certains usagers vont devenir les victimes sacrificielles du mode de production et de ses rapports sociaux en interdisant les changements sociaux qui risqueraient de produire des modèles de l'humain illégitimes pour les idéologies sociales dominantes garantes du mode de production en usage.

[82] Voir «Toutes les sciences ont entre elles un enchaînement si étroit, qu'il est bien plus facile de les apprendre toutes ensembles, que d'en séparer une seule de toutes les autres.» Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, Règle 1, 1629.

[83] Je pense à Leiris.

[84] La «mathématique linguistique» est l'étude linguistique des objets et des théories mathématiques. C'est une linguistique interne aux mathématiques. Voir Ch. Bertaux, Épistémologie linguistique et linguistique à entrée sémantique. Doctorat de IIIe cycle en Linguistique. ÉPHÉ, 6e section (ÉHÉSS)/Université Paris 7 Denis-Diderot, 1975; Ch. Bertaux, Topologie linguistique et pensée mathématique, École normale supérieure de Paris, 1977; Ch. Bertaux, Le Nombre de Pindare, École normale supérieure de Paris, 1984. Conférence reprographiée à l'Institut des hautes études scientifiques, diffusée par l'École normale supérieure, séminaire de Maurice Caveing, Maurice Loi, René Thom.