Samia AMOR, Mohamed FADIL et Patrice BRODEUR (dir.). 2015. L’islam. Regards en coin. Québec : Presses de l’Université Laval, 164 p.

 

juin  2016  (date de mise en ligne)  

recension de
Roxanne D. Marcotte, Université du Québec à Montréal et Université du Queensland

 


L’islam. Regards en coin a comme objectif « d’exposer, sous différentes thématiques, cette pluralité de compréhensions de l’islam et les dynamiques spécifiques sous-jacentes » (p. 4), car « [r]ares sont les travaux qui abordent de manière critique les sentiers battus ou les angles morts actuels relatifs à l’islam contemporain » (p. 2). Pour ce faire, l’ouvrage propose des « points de vue ancrés dans la société québécoise » (ibid.), mais sans autre explication (quoique tous auteurs soient associés à deux universités montréalaises). L’introduction (p. 1-4) offre peu d’éclairage sur le choix de ce pot-pourri de textes qui sont regroupés en trois sections thématiques dont le fil conducteur s’avère être les « questions soulevées par l’actualité » (p. 4).

La première section aborde la dimension politique et propose un aperçu des mouvances salafiste, islamiste et frériste. Brahim Kerroumi s’attarde à la multiplicité des formes de la mémoire collective musulmane (sunnite, chiite, kharidjite, soufie), dont la mémoire de l’idéologie salafiste du wahhabisme qui apparait au milieu du XVIIIe siècle. Son émergence et sa dominance actuelle s’expliqueraient par « la puissance du mytho-moteur fondateur » (p. 14) et par les méthodes de manipulation de la mémoire : (1) propagation de l’idéologie salafiste par les mouvements islamiques à caractère politique, « ce qu’on l’appelle [sic] aujourd’hui l’islamisme et dont le théoricien en chef est l’égyptien Mohamed Abdou » (p. 16) (aussi chef de file du courant moderniste, voir chap. 5) ; (2) diffusion de l’idéologie via les chaînes satellitaires religieuses ; (3) « autoproclamation » des wahhabites « gardiens des lieux saints » (La Mecque et Médine) ; et (4) autorité religieuse qui « authentifie les textes formant un canon » duquel sont exclus tous les autres textes (p. 16-17).

Mohamed Fadil aborde la question de l’islamisme : généalogie de l’usage du terme ; débats conceptuels sur le phénomène ; explication de son expansion via des approches soit totalisantes, l’« effet de nature » d’un islam total, totalisant et totalitaire, incapable de « séparer le religieux du politique » (p. 25) d’un Bernard Lewis, soit contextuelles, aux dimensions historique et sociopolitique des Gilles Kepel (géopolitique), Olivier Roy (sociologique), François Burgat (culturelle et identitaire) et Bruno Étienne (continuité historique du réformisme musulman du  XIXe siècle) (p. 26-30) ; et l’apparition, à partir des années 1990, de la thèse de l’échec ou du déclin de « l’islam politique/l’islamisme » de Roy (post-islamisme), Kepel, Étienne et Burgat (p. 30-32). Pourtant, l’expansion des divers groupes islamistes djihadistes semblerait récuser ces dernières thèses, que seul l’avenir géopolitique du monde musulman saura confirmer ou infirmer.

Wael Saleh se penche sur les Frères musulmans égyptiens et leur conception de l’État, cherchant à savoir si leur fiqh (jurisprudence islamique) politique est déterminant en se penchant sur leur acceptation ou refus des valeurs démocratiques. Quatre réponses sont possibles : (1) il n’est pas ou n’est plus déterminant ; (2) il est déterminant ; (3) il influence seulement le courant conservateur ; et (4) il a perdu beaucoup de son influence, mais « il lui reste un héritage fiqhique antimoderniste à dépasser ou à renouveler » (p. 38-53). L’auteur ne tranche pas en faveur de leur acceptation (État démocratique) ou refus (État théocratique) (p. 54).

La deuxième section aborde la question de la femme. Carmen Chouinard explore la problématique des « lectures féminines/féministes » (p. 64) du Coran en distinguant trois féminismes : islamique, islamiste et musulman. Cette expression, ainsi que cette typologie soulèvent de nombreuses interrogations que le texte ne réussit pas toujours à dissiper. Elle s’attarde principalement au féminisme islamique qui cherche « à réaliser l’égalité des genres en réinterprétant le Coran et en évacuant tous les hadiths misogynes ou allant à l’encontre des enseignements coraniques » (p. 67). Ce féminisme est envisagé comme « rempart contre les islamismes », dont les interprétations s’inscrivent à l’« intérieur d’un paradigme islamique » ; toutefois, il en va également de même pour les interprétations des féministes islamistes, bien que leur projet sociopolitique diverge (p. 71-72).

Mounia Ait Kabboura s’attarde à la polygamie via la problématique de l’« herméneutique » (interprétation) de l’héritage scripturaire qui, toute théologique qu’elle puisse être, demeure tributaire des visées idéologiques des interprètes. Elle explore principalement les positions de Mohamed Abdou (1849-1905), du courant moderniste et défenseur des droits des femmes. Elle conclut avec deux expériences contemporaines d’interdiction de la polygamie – l’approche séculière turque, avec l’introduction du nouveau code civil de 1926 (et non pas en 1914), et l’herméneutique théologique tunisienne de 1956, avec l’introduction du Code du statut personnel – et un commentaire plus personnel sur le fondamentalisme intégriste marocain.

La dernière section propose un « aperçu de la perception de l’islam à partir du Québec » (p. 3). Daniel Proulx présente la philosophie islamique qui, conçue comme « théo-sophie », ou « réflexion rationnelle de la “sagesse divine” et de la tradition prophétique » (Henry Corbin et Christian Jambet) (p. 100, 104), se veut une « réflexion théologico-philosophique » (p. 108) caractérisée par son déplacement du législatif (sharī‘a) vers l’eschatologique de la prophétie (p. 109). Elle s’oppose donc aux « dérives d’une antiphilosophie » contemporaine des islamismes de tout acabit, l’auteur souhaitant « que les autorités religieuses fassent la promotion de la “philosophique [sic] islamique” », « seul véritable moyen de déradicaliser les fondamentalismes » (p. 112-113). Tout comme le féminisme islamique, la philosophie islamique peinera, sans aucun doute, à remplir un tel mandat ou à offrir une perspective transnationale et non confessionnelle (suggérée par l’auteur), puisqu’elle demeure héritière d’apports fort divers des traditions gnostiques, sapientiales, shi‘ites, etc. que peu consentirait à accueillir. Notons que ce texte trouve difficilement place dans cette section, contrairement aux deux contributions suivantes.

Samia Amor examine la question de l’autorité de l’imam (souvent autoproclamé) en contexte migratoire québécois et, plus spécifiquement, en matière matrimoniale et en situation de divorce. Elle identifie un changement dans la fonction de l’imam et du rapport à cette figure d’autorité aux nouveaux rôles (de confident des musulmanes, de pédagogue, de conciliateur et de conseiller), envisageant éventuellement une place aux femmes dans cette fonction de résolution du conflit matrimonial.

Rachid Mrani débute avec les difficultés d’intégration auxquelles les musulmans font face au Québec (freins socioéconomique et politique ; statut de minorité religieuse). Puis, il se tourne vers la notion de finalité de la loi islamique (« maqâsids al-sharî’a » [sic]) et de son utilisation dans l’interprétation des textes religieux. Cette lecture « finaliste » de l’intégration aurait le mérite d’offrir un référentiel musulman (il propose l’exemple de la condition de la femme). Cette lecture pourrait battre en brèche, d’une part, l’extrémisme musulman et, d’autre part, l’exclusivisme laïc (p. 150), sans grande explication pour ce deuxième élément.

Malheureusement, peu d’efforts furent déployés pour harmoniser la présentation matérielle des textes : innombrables inconsistances et erreurs de dates, d’auteurs, d’ouvrages cités, et d’information omise ou erronée (textes et bibliographies) ; dernier texte dépourvu de bibliographie (ouvrages utilisés non identifiés) ; six passages en arabe illisibles (p. 35, 36, 81) ; translitérations inconsistantes ; etc. On s’attendait à beaucoup mieux de la direction du collectif, mais surtout de ces presses universitaires. Compte tenu d’une introduction ténue, on déplore l’absence d’une conclusion qui aurait pu faire un retour critique sur les contenus. Mais somme toute, et malgré ces réserves, l’ouvrage a le mérite d’aborder certains enjeux contemporains importants.  

 

Lien:  http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2016/2016_SAmor.htm