L’ouvrage
de Bruno Thibault intitulé Un Jésus
postmoderne : les réécritures contemporaines des Évangiles passe en
revue une quarantaine de récits français contemporains afin d’interroger la
présence de la figure du Christ au sein des textes littéraires oscillant
entre le roman et la biographie. Faisant preuve d’une grande érudition et
mettant à profit une connaissance extrêmement vaste des différents évangiles,
des débats théologiques, de la littérature française contemporaine et de la
critique littéraire, l’auteur interroge le regain d’intérêt pour la figure christique
surtout à partir des années 80 et examine tour à tour les facteurs qui
en sont responsables : l’édition critique de plusieurs évangiles
apocryphes, les travaux des historiens, les découvertes archéologiques de
manuscrits, comme ceux de la Mer Morte, etc. Le
premier chapitre est consacré à deux écrivains considérés comme des
précurseurs : Jean Grojean, auteur de trois
récits sur la vie de Jésus dans lesquels l’errance mélancolique apparaît
comme postmoderne, et Gerald Messadié, auteur de
deux best-sellers de facture historique, cherchant à vulgariser et à
désacraliser le discours chrétien. Dans
le second chapitre, c’est la question juive qui retient l’intérêt. Que le
personnage apparaisse sous les traits d’un Christ jardinier (Roger Bichelberger) ou qu’il soit perçu à partir du point de
vue extérieur, celui d’un mage juif (Jean-Claude Carrière), de Lazare (Alain Absire), ou de l’apôtre Jean (Guy Hocquenghem),
c’est son appartenance à la culture juive qui prédomine. Dans d’autres récits
(Jean-Claude Barreau, Hubert Prolongeau, Jean-Yves Leloup, Jean-Claude Barreau, Jacques Duquesne), c’est le
personnage de Judas qui occupe la première place, devenant du même coup un
objet de fascination après avoir longtemps servi de repoussoir. La découverte
de L’évangile de Judas apocryphe
dans le désert égyptien en 1978 explique sans doute en partie ce revirement. Le
troisième chapitre s’intéresse à la condition féminine et propose l’analyse
de textes mettant au premier plan les femmes proches de Jésus telles que Marie
(Jacqueline Saveria Huré,
Marek Halter) ou Marie-Madeleine (Aurélie Briac,
Jean-Yves Leloup), le discours adoptant parfois une
posture féministe. Le
quatrième chapitre est consacré aux romans publiés au début du nouveau
millénaire (Didier Decoin, Éric-Emmanuel Schmitt, Catherine Clément, Max
Gallo, Eduardo Manet). L’étude reprend les hypothèses de René Girard sur la
violence mimétique et le bouc émissaire pour analyser les épisodes de la
condamnation, du procès et de la mise à mort, tout en montrant comment
s’établit une tension entre l’humanité et la divinité de Jésus. Le
cinquième chapitre s’intéresse plus particulièrement à la dimension
formelle des textes en identifiant des jeux littéraires qui vont « de la
simple paraphrase à l’amplification, à la transposition, à l’inversion et au
détournement parodique » (127) dans les textes de Pascal Quignard, Jean Rouaud et Tanguy Viel. Le chapitre suivant
examine les figures des apôtres : Paul et Luc chez Emmanuel Carrère,
Jude (le frère de Jésus) chez Françoise Chandernagor. Enfin,
le dernier chapitre, ironiquement intitulé « Jésus mangé à toutes les
sauces », questionne les implications de la narration autodiégétique chez Philippe Le Guillou, Gilbert Sinoué et Michel Benoît, qui ont employé selon les cas le
monologue, le dialogue avec les disciples ou le débat polémique. Quant à
l’examen des romans historiques écrits par Alain Ninèze,
Frédéric Mars et Roger Caratini, il permet de
comprendre qu’un véritable mythe a été créé autour de Jésus, à force de
simplification et de stéréotypes, mais qu’il s’accompagne toujours d’un souci
d’érudition, y compris dans la littérature populaire : « La fiction
permet justement de mettre en scène le caractère fantomatique et fuyant du
personnage à l’heure où la religion, comme institution idéologique et
dogmatique, ne domine plus le paysage social, et où les outils de la
recherche historique permettent de multiplier et d’affiner les angles
d’approche. » (185). L’auteur conclut en
identifiant deux grandes approches : celle qui consiste à replacer Jésus dans
l’histoire et la culture de son époque, à « dé-diviniser »
et à « re-judaïser » le personnage, et
celle qui met à profit le « palimpseste évangélique » pour le
plaisir de la réécriture, les variantes constituant autant de prétextes à des
jeux littéraires. Selon Thibault, la figure christique demeure un archétype
très puissant dans l’imaginaire occidental, mais elle est soumise au doute et
à l’incertitude, ce qui fait que « Jésus comme modèle spirituel remplace
aujourd’hui Jésus comme figure théologique » (187). Lien: http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2017/2017_BThibault.htm |